Ne jamais séparer les dimensions sexuelles et agressives mais au contraire toujours chercher les creux de l’une qui pourraient être masqués par les aspérités de l’autre, telle est la perspective que je vais déplier ici à travers l’exploration de la situation de Miguel et de ses parents. Le dialogue narcissique interminable entre mère et fils maintient un niveau d’excitation permanent qui n’est pas sans évoquer ces séparations impossibles, quand la fragilité de la permanence de l’objet implique une reprise récurrente de la présence de l’objet par des actes agressifs et violents les plus divers, dans un corps à corps plus érotisé qu’il n’y paraît.
J’envisage trois pistes de réflexion : lorsque Freud (1905) s’intéresse à l’adolescence et à ses transformations psychiques, il considère que la plus douloureuse tâche du processus consiste à « se soustraire de l’autorité des parents » (Ibid, p. 137), ce qui implique une désensualisation progressive du lien aux figures parentales. Freud prend l’exemple d’une jeune femme névrosée qui masque ses désirs oedipiens par sa tendresse exagérée envers les parents et se dérobe ainsi à la rencontre sexuelle génitale ; il ajoute que c’est aussi « à la grande joie des parents » que la jeune fille reste attachée à ses parents. L’idée de parents trop tendres, participant à la genèse de la névrose ultérieure, indique que l’enfant reste un jouet érotique pour le parent bien au-delà de l’enfance. Une mère qui ne peut « résister » aux demandes de son fils adolescent maintiendrait une source actuelle de tendresse qui, trop érotisée, participe du maintien des désirs incestueux « à vif », entravant le retour du refoulement propre à une fin d’adolescence potentielle.
Dans un registre plus archaïque, les familles à transaction pathogène incluent un lien d’inter-dépendance sur fond d’indifférenciation psyché-soma (Houssier, 2011). Ce fantasme de corps commun s’inscrit dans des liens incestuels anti-pensée relevant de l’articulation agir-faire agir. Dans Les temps modernes, le personnage de Charlot se retrouve passivé dans les rouages d’une immense machine à broyer la psyché, dans un engrenage anti-symbolisant le transformant de sujet en objet manipulable. Cette machine qui l’agit le fait ensuite agir comme une machine dans la rue, où il ne peut pas s’empêcher de visser tout ce qu’il trouve avec une pince dans chaque main, confondant in fine les seins d’une femme avec les boulons d’une machine. En suivant Klein et Racamier (1995), être agi dans le sens de l’identification projective, puis agir-faire agir s’articule donc avec des fantasmes anti-fantasmes, sur fond d’indifférenciation sujet/objet. Enfin, si on suit le fil d’une forme de communication, ici mère-adolescent, le propos de Winnicott revient sur le devant de la scène : la délinquance est le signe d’une carence émotionnelle précoce liée à une communication inconsciente. La délinquance trouve son équivalent non pathologique dans l’éducation : « un enfant normal, s’il a confiance en son père et en sa mère, arrache toutes les limites » et « …le premier travail de l’enfant est de tester le cadre, surtout s’il a des doutes quant à la stabilité du cadre parental familial » (Winnicott, 1957, p. 115). L’impossibilité d’élaborer la perte voire la disparition de l’objet constitue le fil rouge des violences tant verbales que physiques qui traversent cette famille (Houssier, 2014).
1 – Une mère geint, un adolescent se déchaîne
Miguel a quinze ans. Ses parents, qui l’accompagnent à mon cabinet, décrivent d’emblée l’enfer quotidien qu’il leur fait vivre, notamment par la multiplicité de ses actes transgressifs (vol de portable, de chéquiers, fugue, violences intrafamiliales), des conflits incessants accompagnés d’injures, et d’une dynamique de déscolarisation qui les préoccupe. Monsieur est agent immobilier, Madame est infirmière. Le contact avec Miguel est de bonne qualité ; plutôt intelligent, son propos s’arrête néanmoins assez rapidement, sans association consécutive ; à une question posée, il me répond souvent par un « Je ne sais pas », appuyé par une moue dubitative évoquant un manque de réflexivité. Après quelques séances, il interrompt les entretiens avec moi. Miguel me donne l’impression de ne pas pouvoir s’intéresser à son monde interne, au profit d’un mouvement projectif destiné à témoigner des injustices que ses parents lui font subir, en miroir de leur plainte. L’accroche transférentielle s’effectuera cependant du côté parental, en dépit de l’apparente hostilité maternelle. Les parents désirent poursuivre les consultations et il est convenu de la possibilité pour Miguel de revenir quand il le souhaite. La consultation thérapeutique familiale se met en place toutes les semaines, d’autant qu’une thérapie familiale incluant la sœur aînée de Miguel a échoué. Les parents expliquent que cette thérapie a été désertée par Miguel, contribuant à la rendre impossible. Un peu plus tard dans la prise en charge, la mère débute une psychothérapie.
Laisser des traces
Miguel et sa sœur ont été adoptés dans le même pays d’Afrique, Madame étant stérile sans que ses explications à ce sujet me permettent d’y voir clair. Le récit des débuts de la vie de cet enfant dont Madame fait le récit, est émaillé des ruptures du lien. A six mois de grossesse, sa mère biologique vient à l’hôpital dans le but d’avorter, les raisons de cette demande d’avortement restant inconnues. Pendant deux semaines, Miguel est pris en charge par une nourrice pour être ensuite placé dans un orphelinat. Puis, cinq semaines plus tard, ses parents adoptifs viennent le chercher. « C’était un bébé en colère », commente la mère. Pendant les neuf premiers mois en France, ce bébé malingre et fragile hurlait même après être rassasié. Les propos de Madame soulignent l’impossible apaisement de ce bébé, vécu comme l’expression d’une critique envers elle, s’offrant comme miroir de ses propres défaillances, au moment où l’adolescence de leur fils met à l’épreuve de nouvelles fonctions parentales (impuissance parentale). Sa mère précise également qu’il souffre encore d’enbedment, il se berce en se balançant avant de s’endormir ; évoquant sa chambre, elle relate que le sol de celle-ci est jonché de détritus et d’objets divers, cette incurie s’accompagnant de la présence d’objets provenant parfois de vols ou d’objets troqués. Elle se plaint avec virulence de ce qu’il leur fait subir, la famille devient un champ de dévastation. « Je n’en peux plus, il me bouffe », dit la mère en écho de son fils insatiable, avant d’ajouter une formulation condensant des aspects à la fois cannibalique et sensuellement anaux : « Il me susurre mon argent ». Pourtant, je remarque qu’après la tempête pulsionnelle maternelle et les préoccupations concrètes du père – où Miguel va-t-il aller, que va-t-il faire -, d’autres aspects apparaissent, souvent en fin de séance. Ainsi, tout en écoutant leurs souffrances quotidiennes, j’entends un jour une nuance sonore : alors que j’ai cessé de vraiment entendre la plainte répétitive de la mère, je l’entends à nouveau, d’une autre façon : sa colère se mue progressivement en complainte, une sorte de gémissement qui m’évoque la protestation d’un nourrisson, à la façon d’un bébé qui geint. Transférentiellement, ce bébé qui geint, d’une voix plus douce mobilise davantage d’empathie que le bébé furieux et revendiquant, lui plus souvent présent dans le discours maternel.
Miguel finit toujours par faire échouer toute tentative d’éloignement du domicile familial (foyer, vacances, séjour éducatif) pour mieux retrouver ses parents à la maison. Il lui arrive de faire irruption dans le cabinet médical de sa mère, interrompant ses consultations, pour lui réclamer de l’argent, ou encore de la suivre dans la rue avec un de ses copains. Les parents sont sensibles à l’humour, ce qui me permet un jour de m’exclamer à l’adresse de la mère, à la façon d’un jeu psychodramatique : « Mais quelle formidable histoire d’amour entre votre fils et vous ! ». La mère réagit alors, émue, avec un sourire jusqu’aux oreilles, elle entend… sur le moment. Elle associe sur le fait qu’elle ne peut pas résister aux demandes de son fils, elle sait bien mais quand même, ou encore « c’est l’amour fou » me dit-elle, alors que d’un autre côté, Miguel traite son père de « pédé » ou de « tantouze ». Miguel laisse aussi des messages, des signaux agis plutôt que parlés ; la mère s’étonne qu’il a pris un biberon pour manger sa soupe, souriant du fait qu’il n’a pas trouvé la tétine. Cette séquence m’évoque la souffrance de Miguel : le bébé qui vit en lui sait où se trouve le sein, mais ne sait pas comment le rendre conforme à ses attentes et ses désirs ; la déception répétée produit chez lui une colère à la hauteur du désespoir ressenti. Un peu plus tard, il laisse en évidence trois photos de lui bébé : dans les bras de sa mère, puis nourri au biberon par une cousine paternelle et maternelle. « Mais il cherche à communiquer avec vous, il continue de vous chercher », leur dis-je en pensant à une forme de communication primaire mêlant agressivité et séduction.
Emergence de fantasmes violents
Les plaintes réciproques de Miguel et de ses parents maintiennent un lien serré nourri au lait des reproches justifiant l’impossibilité à pouvoir se « lâcher » mutuellement. « Je me rends compte que je ne peux pas tout faire, être éducateur, mère, père, assistante sociale, médecin. Il faut que je lâche quelques fonctions », avoue la mère. Le père sourit alors, semblant soulagé de pouvoir se déculpabiliser face aux difficultés de sa femme. Ils s’accusent mutuellement de diverses défaillances éducatives. Lorsque le père est sous la douche, Miguel lui vole sa carte bleue pour retirer de l’argent, pour acheter divers objets et vêtements de marque. Lorsque j’interroge le lien à l’argent, le père indique : « Je laisse ma femme s’occuper de ma carte bleue, ça lui fait plaisir », dans une position passive qui s’articule avec la toute-puissance maternelle dans la famille. Elle commente en disant à son mari : « Tu veux qu’il te pique ton argent !», dénonçant sa faiblesse.
Lorsque je réalise que je m’adresse plus souvent à la mère, je me rends compte que j’ai en tête d’être plus proche de celle qui est la plus fragile, mais également, un peu plus tard, que c’est elle qui semble au centre des liens familiaux, réels comme fantasmatiques. Cela ne m’empêche pas de dire un jour au père qui se plaint d’être court-circuité, que la place de père, ça se prend, qu’il ne peut pas attendre qu’on la lui donne ; il semble entendre à la fois le sens « direct » de mon propos, ainsi que mon soutien à des prises de position plus fermes de sa part. « On a trouvé des préservatifs mais on n’y croit pas beaucoup », commente-t-elle maintenant. Elle associe sur sa pratique d’infirmière : « Je me demande ce qui s’est passé chez la mère biologique de Miguel, si elle a connu du stress, parce que chez les mères que je rencontre, il suffit de gratter un peu et il y en a toujours une qui cache quelque chose, comme avoir été violée par son père ». L’expression par la mère de ce fantasme de viol incestueux assigne Miguel à une place d’enfant de l’inceste et interroge l’inscription inconsciente du désir d’enfant de Madame dans sa propre fantasmatique œdipienne. L’adoption d’un enfant d’une autre, abandonné, ne préserve pas, à l’instar du mythe d’Œdipe, du drame. Elle ajoute : « Ma psy m’a dit que le jour où mon fils partira de la maison, je vais m’effondrer ». Elle refuse qu’une autre femme, la mère d’un copain ou la sœur de son mari avec laquelle Miguel n’a pas de problème relationnel, s’occupe de son fils, arguant défensivement qu’elle ne veut pas que quelqu’un d’autre souffre à cause de lui. Un fantasme infanticide commence à affleurer lorsqu’elle évoque le désir de l’abandonner. Elle ajoute, dans un retournement sacrificiel, traducteur d’une impossible triangulation : « De toute façon, j’ai l’impression que moi ou mon mari, quelqu’un doit mourir pour que Miguel ait un déclic et qu’il puisse faire sa vie ».
Pour elle, son fils est incontrôlable, il peut devenir fou ; cette folie supposée contraste avec l’adolescence trop tranquille vécue par la mère, prise dans l’angoisse de désobéir à ses parents, ce qui pourrait les faire mourir. Le caractère inélaboré des fantasmes meurtriers maternels laissent penser à une destructivité infantile qui n’a pas pu être traversée par la mère au moment de son adolescence. Celle de son fils paraît d’autant plus folle que son adolescence à elle est encore en souffrance, comme mise en latence. Elle conteste par exemple vivement qu’on puisse se séparer psychiquement sans quitter physiquement ses parents, ce qu’elle a vécu au moment où elle est partie de chez ses parents : c’est tout ou rien, affirme-t-elle. Au fil du temps, malgré les évolutions fragiles, parcellaires mais sensibles de son fils et de leur relation (moins de colères clastiques, de passages à l’acte violents et parfois des moments de dialogues), la mère maintient un fantasme catastrophique persistant : elle imagine que dans une crise de colère, Miguel peut prendre un couteau et le planter dans la gorge de son mari. Ce fantasme parricide l’unirait définitivement à son fils, tandis que le père de Miguel ne partage pas cette crainte sous-tendue par un désir inconscient, tuer le père auquel elle pense, son propre père. La seule fois où elle a souvenir d’un conflit avec lui, elle a imposé son choix d’étude alors qu’il pensait à une autre filière pour elle. De fil en aiguille, la mère finit par dire à un moment où nous évoquons les enjeux de séparation entre son fils et elle : « Finalement, j’imagine la mort de mon mari ou de mon fils, mais la vraie question, c’est de savoir si moi je vais survivre à tout ça. » Dans ce fantasme, la séparation ne peut être que rupture meurtrière.
Lit parental et confusion des places
Le père réagit à ma perplexité lorsque j’entends que Miguel regarde la télévision dans la chambre des parents en occupant de tout son long le lit conjugal ; la mère justifie cette attitude en disant que là il est tranquille, qu’ils ont la paix lorsqu’il regarde la télé en mangeant, et qu’il regarde des émissions intéressantes, sur la drogue, la violence, la délinquance, les films sur Mesrine, mais aussi… La boum. Elle ajoute pour clore la question que de toute façon, il utilise la seule baignoire de la maison, celle qui jouxte la chambre parentale. J’insiste en soulevant les questions de l’intimité du couple et de l’omnipotence de leur fils, ce qui me donne l’occasion de soutenir la position du père, qui lui entend la signification de cette situation. Je dis alors : « Si on le considère comme un bébé, alors oui un bébé peut être calmé dans le lit des parents ; si c’est un adolescent, alors sa place n’est pas là » ; après m’être identifié au couple parental dans un positionnement paternel, je me mets à la place de Miguel, je le fais parler en moi dans une langue différente que celle, souvent concrète, des parents : « Dans votre lit, je prends toutes les places et je prends le contrôle de votre sexualité ». La mère ne fait pas le lien avec ce qu’elle affirme pourtant avec virulence par ailleurs lorsqu’elle dit par exemple : « Tout est à lui ici, nous on n’a qu’à fermer notre gueule ! » Pourtant, lorsqu’à la suite de cette séance, le père chasse Miguel du lit parento-conjugal, ce dernier, contrairement à d’autres situations, ne se met pas en colère mais semble comprendre et accepter. Lorsque j’interroge la vie du couple, Madame indique sans fard qu’ils n’ont plus de vie sexuelle depuis trois ans, Monsieur confirmant qu’il a perdu tout « appétit » sexuel. Madame laisse entendre que ce problème sexuel a toujours existé, qu’elle a dû « le violer » pour pouvoir coucher avec lui. Monsieur, mal à l’aise, ne conteste pas les propos de sa femme. Deux figures de scène primitive émergent : celle d’un enfantement sans sexualité, via l’adoption, mais aussi celle d’une scène sexuelle consacrant la toute-puissance maternelle d’une femme violant son mari.
Elle révèle plus tard en souriant qu’ils se sont rencontrés par l’intermédiaire de la sœur jumelle de Monsieur, celle-ci étant la femme du frère de Madame. Par ces liens fraternels croisés émergent à nouveau une représentation incestueuse des fondements de leur couple, rappelant ce que F. Héritier (1995) nomme l’inceste de deuxième type ; le père, personnage un peu falot, apparaît comme un tiers fragile, perdu dans un nid aux bébés (Meltzer, 1989), nid familial intégrant le père parmi les bébés et géré-dominé par une mère omnipotente.
Un jour, le père est empêché au moment de venir à la séance. C’est ce moment que choisit Miguel pour revenir à la consultation, seul avec sa mère, à la façon d’un couple. Il dira qu’il veut avoir les « trucs cool » de son père, comme son vélo, son rasoir, son peignoir ; il emprunte aussi les chaussettes de sa sœur, ou la serviette de sa mère, précisant que la serviette de sa mère « sent bon ». Depuis, il accompagne régulièrement ses parents dans cet espace de consultation, où il pourra dire sa déception à la suite de l’annonce que sa copine de 17 ans est enceinte ; la réaction de ses parents est pour le moins mitigée, alors qu’il était convaincu que cela leur ferait plaisir. La mère dira qu’elle ne pourra pas s’empêcher de s’occuper de cet enfant, alors que le propos du père est plus amer face à l’idée de se retrouver avec un bébé sur les bras à soixante ans. Miguel a ainsi réalisé le fantasme maternel, évoqué dès que la mère s’aperçut qu’il avait des relations sexuelles : « il ne manquerait plus que ça, ce serait le pompon ! », dénégation d’un désir de contrôler sa sexualité et prime de satisfaction de posséder le pouvoir de contrôler sa fécondité, absente chez elle. L’externalisation des conflits implique ici le court-circuit de tout mouvement de séparation dans ce forçage d’une parentalité qui n’a pas fait l’objet d’un quelconque projet de couple, imposant potentiellement aux parents d’être brutalement grands-parents.
Des violences de l’incestualité
Les transgressions de Miguel représentent la réalisation de vœux inconscients (ou de tendances conflictuelles) inélaborés, réalisation arrimée narcissiquement aux mouvements symbiotiques du parent le plus indulgent (Bettelheim, Sylvester, 1950). Dans la continuité des travaux d’Aichhorn, il est question d’une identification aux souhaits inconscients parentaux, par une transmission identificatoire de leurs lacunes surmoïques. Ces lacunes s’articulent avec les enjeux de séparation : ce n’est pas seulement l’aspect générationnel ou meurtrier qui est convoqué, mais un fond incestueux : rester ensemble de façon à maitenir l’indifférenciation des psychés s’entend à travers une succession de fantasmes : pas question que Miguel couche avec une fille, qu’il s’entende bien avec une autre mère que la sienne, ni qu’il puisse être vraiment différent d’elle et exister en dehors d’elle. La sexualité de couple disparaît si tout est focalisé sur l’attention portée à l’enfant, ce jouet érotique incestueux. Il ne saurait advenir de séparation d’un adolescent sans capacité parentale à renoncer à la prise en charge émotionnelle du bébé, de l’enfant puis de l’adolescent. Ce mouvement implique une violence psychique dans le sens où grandir est un acte fantasmatiquement agressif ; cette violence ouvrant la voie de la séparation est ici rabattue par les violences physiques et verbales entre mère et fils, soit autant de corps à corps anti-élaboratifs (Houssier, 2013).
Winnicott (1971) a condensé sous la nomination de « survie de l’objet » l’idée de détruire en fantasme l’objet qui a survécu : la formulation « Pendant que je t’aime, je te détruis continuellement (inconsciemment) en fantasme », peut ici être retournée en son contraire, selon la logique de réversibilité des fantasmes inconscients : « Pendant que je t’attaque constamment, je t’aime dans mes fantasmes ».
Miguel semble ainsi répondre sans cesse à sa mère pour tenter soit de l’animer par l’excitation qu’il produit à travers ses actes, soit de la rassurer en faisant des choses pour elle, en pensant à elle. Pendant que Miguel fait endurer mille tourments à la famille, selon les parents, pendant qu’il attaque les liens, il n’a de cesse de montrer sa dépendance et son amour insatiable, féroce et impitoyable. On pense désormais au bébé qui vit dans l’adolescent, on en oublierait le bébé qui vit dans chaque parent, remobilisé par l’adolescence de son enfant. Les attitudes agressives et violentes de Miguel ont une dimension maniaque venant réparer la dépression maternelle masquée. A chaque fois qu’une zone de calme est atteinte, que les parents commencent à souffler et à se retrouver, Miguel vient, avec la complicité de la mère (qu’elle peut souvent reconnaître), remettre le feu à la relation, réanimer sans cesse une maison et sans doute un couple triste.
Si on considère que les désirs meurtriers et érotiques sont à la fois liés et réversibles dans leur expression, alors les transgressions, en fantasmes ou en actes, représentent symboliquement un désir d’effraction. Forcer l’accès d’un espace clos est un des fantasmes typiques relevé par Freud (1909). Le viol comme forçage du rapport sexuel devient une version de la compréhension de la scène sexuelle parentale pour l’enfant. Une des lectures possibles des actes transgressifs de Miguel relève d’un forçage d’une scène primitive trop peu érotisée entre les parents pour ne pas susciter l’envie de prendre place dans leur lit.
Conclusion
Progressivement, malgré d’autres éclats, Miguel vient régulièrement aux séances de consultation avec ses parents, pour, me dit-il, pouvoir parler avec eux sans que ça tourne mal ; puis, à l’occasion d’un épisode cannabique qui l’a inquiété, il a demandé à être hospitalisé avant que sur le conseil de sa mère, il me téléphone pour prendre rendez-vous avec moi. Depuis, je vois les parents et Miguel une semaine sur deux, Miguel pouvant continuer à venir aux consultations s’il le souhaite en plus de ses séances à lui. La création d’un espace de contenance, la mobilité identificatoire et la spontanéité des processus symboligènes ont créé un espace psychique potentiel : à ma demande, Miguel a accepté de ne pas s’asseoir sur la chaise occupée habituellement par son père, tout en la récupérant en son absence. Peut-on parler d’un espace global d’enveloppement et de contenance paternels avec la chaise du père comme création d’un espace symbolique ?
Certaines interventions, souvent teintées d’humour auxquelles les parents comme Miguel sont sensibles, sont proches du psychodrame, dans la façon de jouer avec le matériel des séances. Mon positionnement a aussi pour contenu une fonction d’étayage narcissique : l’identification aux difficultés parentales n’exclut pas l’identification à Miguel lorsqu’il propose un travail réaliste comme être livreur de pizzas ; contrairement aux parents, j’investis sa démarche d’un transfert de confiance à renouveler sans cesse dans son état de dépendance, dans la perspective de soutenir ses efforts pour gagner en indépendance en dépit des craintes parentales que cela tourne mal.
Créer un espace de contenance, rester mobile sur le plan identificatoire et tenir bon face à la mélancolie maternelle tout en la soutenant, ce sont ces éléments qui favorisent à notre sens la spontanéité des processus symboligènes : au bout de cinq ans de consultations, une psychothérapie d’adolescent délinquant peut probablement se mettre en place, sans certitude aucune.
Bibliographie
- Bettelheim B., Sylvester E. (1950), Delinquency and morality, The Psychoanalytic Study of the child, 5, p. 329-342.
- Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
- Freud S. (1909), « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans. Le petit Hans », in Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1954, p. 93-198.
- Héritier F., Les Deux Sœurs et leur mère, O. Jacob, 1995.
- Houssier F. (2011), « Positions psychotiques dans la cure d’une adolescente anorexique », in Psychopathologie de l’adolescent : 10 cas cliniques, Marty F. et al., In Press, p. 213-233.
- Houssier F., Meurtres dans la famille, Paris, Dunod, 2013.
- Houssier F., « Violences psychiques, violences physiques : érotique du lien dans la famille », in Violences dans les liens familiaux (sous la direction de F. Houssier), Paris, In Press, 2014, p. 83-105.
- Meltzer D (1989), « Le rôle du père dans le premier développement en relation avec le conflit esthétique », in Le père : métaphore paternelle et fonctions du père : l’interdit, la filiation, la transmission, Paris, Denoël, p. 63-70.
- Racamier P. (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Editions du Collège de Psychanalyse Groupale et Familiale.
- Winnicott DW., L’enfant et le monde extérieur, Payot, 1957.
- Winnicott D. W. (1971), L’enfant et sa famille, Paris, Payot