« C’est arrivé au cours de cet été vert et fou. Frankie avait douze ans. (…). Et puis le printemps, cette année là, avait été une saison bizarre et interminable. C’est alors que les choses avaient commencé à changer, mais Frankie ne comprenait pas ce changement. (…) Il y avait quelque chose dans ces fleurs d’avril et dans ces arbres verts qui emplissait Frankie de tristesse. Elle ne savait pas pourquoi elle était triste, mais à cause de cette tristesse inconnue elle se mit à penser qu’elle devait quitter la vile. » (2000, p. 9). Voilà comment Carson McCullers introduit son roman, Frankie Adams, le roman de l’entrée dans l’adolescence, et y pose certains des motifs et des enjeux du processus qu’implique – qu’exige ? – cette entrée (sentiment d’étrangeté, flou du ressenti, flottement des limites dedans/dehors et impératif du recours à l’agir pour occuper une position active face aux affects sans représentation liés aux changements). Revenant sur le titre que j’ai donné à cette communication : se séparer de quoi, de qui, j’aurais dû ajouter : comment ?
« Comment allons-nous faire, l’an prochain ? » me demande Julien avec insistance, m’englobant dans son inquiétude. L’an prochain, il a choisi de partir pour une année d’études à l’étranger. Partir enfin – il y pense depuis ses 16 ans, il l’anticipe, le craint et l’espère tout à la fois, mais n’a pu encore s’y résoudre, figé par l’angoisse de la séparation. Depuis ce temps, nos rencontres ont déployé chez lui les aspects ambivalents du lien à une mère et à un père pendant longtemps posés comme intouchables : rien du malaise pour lequel il venait me voir ne pouvait leur être imputé ; il craignait (désirait ?) que je ne l’y entraîne ; il a fallu bien du temps pour qu’il puisse soulever le globe qui, comme des reliques, protégeait de toute attaque consciente ces parents fiables mais risquant de devenir fragiles sous l’effet de la désidéalisation.
Avec son amie, un lien précoce et exclusif, protégé aussi, longtemps, de toute ambivalence, il a tranché, le lui a annoncé : mieux vaut arrêter tout de suite. Il faut du temps pour qu’il évoque la crainte de se décevoir l’un l’autre et se faire souffrir. Renoncer, s’arracher délibérément pour ne pas perdre, dans l’immédiateté adolescente qui s’oppose à la souffrance du ressenti du temps. Hors de sa présence il ne peut se projeter dans une suite, ni avec ni sans elle. Les rationnalisations, pour lesquelles il excelle, battent leur plein. Avec moi, il revient régulièrement sur cette idée : comment ferons-nous ? Des parents, bien entendu, il n’en est plus question.
L’année va se passer à se défendre puis, peu à peu, à jouer avec les idées de séparation, pour admettre que, s’il l’a choisie, s’il la désire, c’est qu’elle lui fait si peur, de longue date, et qu’il lui faudra bien prendre le risque de se livrer aux contraintes de l’attente, ressentir le manque, le désir (ou le besoin ?) de l’autre, et les mettre à l’épreuve du temps et de l’espace. Certes, c’est encore lui qui contrôle le jeu (où, quand, combien de temps sera-t-il absent), mais il admet de vivre avec son amie une séparation « en relation », il prend le risque que l’objet lui échappe, une fois le lien permanent allégé, et la demande qu’il m’adresse vise à s’assurer par ailleurs que, s’il s’autorise le désengagement d’avec les premiers objets, s’il s’offre à de nouveaux investissements, il y aura encore, toujours, un creux pour l’accueillir, un lieu où ce qu’il a déposé de lui se maintient et un objet qu’il peut continuer à investir, sachant le retrouver au moins en lui, fût-ce au prix de la douleur, de la tristesse.
Perdre de vue, insupportable dans ses prémices, devient au cours de ce processus une perspective qui cesse d’impliquer la radicale disparition de l’objet et, avec lui, de soi-même. Sur cet accomplissement de la distance, certains buteront toute leur vie, emprisonnés dans l’agrippement aux objets, enfermés dans un processus pathologique aliénant. D’autres trouveront, pour transmuer la souffrance de cette butée, le recours à la création.
Temps et espace : c’est ce qui, tout à la fois, n’est pas encore vraiment constitué et se perturbe avec l’entrée dans l’adolescence, ce qui se fait sentir dans le processus de séparation. Ainsi que les rapports réciproques entre l’objet et le moi, mis en crise lorsque le lien d’amour et de tendresse de l’enfance voit, avec les transformations de la puberté, sa fiabilité ébranlée par sa resexualisation et la nécessité, en hâte, parfois à la hussarde, de s’en détacher.
Et c’est une des questions fondamentales que pose la séparation à l’adolescence : s’en détache-t-on ? comment ? avec quelle temporalité ? Les textes de Catherine Azoulay et de Benoit Verdon prolongent vers l’adolescent et vers l’adulte ce questionnement. On se détache, dans les débuts, et pour certains toute la vie, certainement le plus souvent par l’arrachement ou le rejet plus que par la négociation – ou on y résiste par l’agrippement. Puis, peu à peu, dans les meilleurs des cas, par les déplacements substitutifs qui s’opèrent, et d’objet en objet nous conduisent à des choix dans lesquels demeurent toujours les traces confondues des premiers investissements. Et, pour certains qui ne s’en détachent jamais, la création, comme chez Proust ou Duras, se nourrit de cette impossibilité, de cette douleur, travaille à partir de ce temps arrêté, de cet espace figé. C’est ce qui s’entend dans cette bouleversante phrase de Duras évoquant ses liens d’enfance : « Je suis encore là, devant ces enfants possédés, à la même distance du mystère. Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée. » (1984)
Voilà apparus, avec le début d’un ouvrage, Frankie Adams, et la fin d’un traitement, les indices de ce qui engage tout enfant entrant dans l’adolescence dans l’inéluctable contrainte de la séparation, et la trame de ce qui devrait en être l’issue, s’il en existe. Car, que faisons-nous de plus essentiel, au cours de notre vie, que de nous séparer ? De nous-même, de manière imperceptible le plus souvent, mais parfois brutale ; de nos objets d’amour, ceux de notre monde interne, ceux de la réalité. Et une part de cette vie toute entière se passe à négocier notre rapport à ces objets dans leur apparition et dans leur fuite, dans leur arrachement ou leur glissement dans et hors de notre espace et de notre temps. Le contrat œdipien, dès ses prémices, n’est-il pas avant tout un contrat séparateur de l’enfant et de sa mère, qui, par le recours à un tiers, ouvre l’enfant au monde ?
Mais sans doute est-ce au temps de l’adolescence que cette perspective inhérente au destin humain apparaît, de la manière la plus aiguë, comme une nécessité – absolue pour certains, bonne à engager pour d’autres, comme un défi dont on se saisit avec plus ou moins de bonheur – mais parfois aussi comme une perte des repères, ou encore comme un gouffre, générateur d’angoisses de perte de soi, de mouvements phobiques qui mettent un tour d’écrou sur le lien aux objets.
Des composantes initiales de la personnalité, de la fiabilité des premiers liens et de ceux qui s’ensuivent, de la capacité, articulée aux modalités de séduction précoce et œdipienne, à faire face au ressenti de la pulsion en soi, des mouvements libidinaux qui tendent vers de nouveaux objets, puis les attaquent, et des mouvements ambivalents qui colorent négativement les objets anciens, vont dépendre les issues de ce travail essentiel qui accompagne le sujet sa vie durant et lui permet, lorsque la traversée est fructueuse, de passer de la séparation à la perte pour se trouver, dans une rencontre avec un autre dont la différence est assumée. Le transfert condense et symbolise, permettant d’y voir plus clair, ce qui se joue dans ces opérations et qui s’y empêche : glissement du premier objet d’amour vers un amour œdipien, d’un amour œdipien vers des amours qui tentent de s’éloigner de cette polarité première.
Dans ce voyage, le rôle du tiers séparateur, déjà évoqué, est crucial au moment de l’adolescence : les échecs du processus sont bien souvent en lien avec ses défaillances, avec sa vulnérabilité qui entrave les attaques agressives nécessaires, comme dans le cas de Julien, supposant son père incapable de « survivre, intact », ou encore avec les défauts d’intégration, par ce tiers, de l’investissement de la féminité ou de la masculinité de l’adolescent à distance suffisante. Ici, c’est le film récent de Christophe Honoré, Les Bien aimés (2011) illustrant les échecs transgénérationnels de la séparation, qui me vient en exemple.
Par certains aspects, le trouble et les difficultés adolescentes sont les mêmes pour les deux sexes ; par d’autres, les tonalités dues aux différences dans le processus antérieur et à venir, dans les particularités de l’Œdipe et de ses destins, dans les modalités de traitement de la perte qu’ils convoquent diversement, modulent, irisent d’un sexe à l’autre les destins de la séparation, en y engageant l’intégration du féminin dans les deux sexes et les destins de la passivité et de l’activité : sous la plume de Racine, c’est Bérénice, non Titus, qui livre ces vers sublimes : « Dans un mois, dans un an, comment soufrirons-nous, Seigneur, que tant de mers me séparent de vous » (1670 ; 1998, p. 414). Faute de temps pour un tel sujet, je m’appuierai à présent sur des figures féminines.
Premier temps pour l’adolescent, le coup de théâtre de la puberté, des modifications physiologiques auxquelles elle soumet le jeune sujet, lui imposant une séparation d’avec son corps d’enfant, d’avec l’image de soi jusque-là progressivement réajustée, en appui sur la continuité du regard tendre de l’entourage. Ici, en effet, la capacité, pour la mère et le père, d’investir le corps de l’adolescente comme un corps sexué, désemmailloté du corps maternel, et différent du sien dans son potentiel attractif, non excitant mais potentiellement désirable pour des tiers à venir, a un rôle crucial pour la fille dans son propre investissement et dans le rôle qu’elle attribuera aux objets externes.
Laissons parler Frankie, qui exprime l’angoisse de la passivité devant l’évolution anarchique de son corps – sans pour autant évoquer directement l’essentiel, sa sexualisation et la double passivation à laquelle est soumise la fille : à celle qu’impose à tous la puberté et ses émois internes s’ajoute, pour cette dernière, celle où la soumet, tout à coup, le désir de l’autre. La folie justificatrice qui, chez Frankie, rationnalise le sentiment d’inéluctabilité et de perte de contrôle, traduit la difficulté adolescente à s’inscrire dans une temporalité nuancée : « Elle était debout devant le miroir, et elle se sentait effrayée. Cet été-là était pour elle l’été de la peur – et parmi toutes ses peurs il y en avait une qu’on pouvait calculer mathématiquement (…) Cet été-là, elle avait douze ans et dix mois. Elle mesurait un mètre soixante-six et chaussait du quarante. Depuis l’an dernier, selon sa propre estimation, elle avait grandi de dix centimètres (…) Si elle devait grandir jusqu’à dix-huit ans, cela durerait encore cinq ans et deux mois. Donc, d’après ses calculs mathématiques, si elle ne trouvait d’ici là aucun moyen de s’arrêter, elle finirait par mesurer deux mètres soixante-quatorze. Et qu’est-ce que c’était qu’une femme qui mesurait deux mètres soixante-quatorze ? C’était un phénomène de foire » (ibid., p 38).
Perte du corps de l’enfance, de ses repères narcissiques ; perte de l’illusion d’une complétude bisexuelle, et du sentiment de toute-puissance qui l’accompagne, et perte aussi de la protection face aux désirs qui émergent, sur un mode traumatique, portant attaque de l’extérieur et, surtout, de l’intérieur et suscitant des désirs exhibitionnistes angoissants (ici, phénomène de foire), des projections (comme le montre Freud dans ce qui se joue pour Emma, avec les garçons de magasin). Ils rendent impératives des mesures de protection et mettent souvent en défaut des défenses psychiques.
Marie, 16 ans, évoque son effroi devant l’apparition des signes de la féminité sur son corps : « Avant, je me sentais bien avec mon corps, j’avais l’impression d’être un garçon, enfin je savais que je n’étais pas un garçon mais j’aimais être maigre, plate ; quand j’ai commencé à changer c’était terrible : j’avais l’impression de ne plus me reconnaître et de ne plus m’appartenir, parce qu’on me regardait autrement, parce que des garçons me sifflaient dans la rue, tout était changé ». Les épisodes anorexiques transitoires, fréquents à l’entrée dans la puberté, ont souvent pour fonction de nier et gommer tous les signes internes et externes de la féminité, et de réprimer la pulsion sexuelle. Du côté des relations d’objet, la puberté éveille chez tous les partenaires de la triangulation œdipienne des mouvements contrastés, parfois brutaux, qui engagent alors l’adolescent dans le recours ponctuel – plus ou moins durable au registre de l’agir.
Frankie a perdu sa mère à la naissance ; elle vit seule avec Berenice, une cuisinière-gouvernante qui la materne avec suffisamment d’ambivalence (et lui sert de modèle féminin) et son père, en étroite relation avec lui. Elle se voit brusquement contrainte de modifier le lien d’enfance, établi depuis la mort de la mère : « Depuis le mois de juin, et sans vouloir se l’avouer, elle lui en voulait terriblement – depuis le soir où il avait demandé quelle était cette grande godiche qui voulait encore dormir avec son papa » (ibid., p. 98) : on appréciera la symétrie des positions père-fille dans la lutte contre-œdipienne et l’utilisation, chez la fille, du retournement d’affect en son contraire afin de récupérer l’illusion d’une position active. On notera aussi, pour en repérer plus tard les conséquences, la capacité de ce père à poser cette distance, marquant la reconnaissance de la sexuation du corps de l’adolescente et son respect.
Dans ce contexte d’excitation, d’affects débordants et mêlés, les recours défensifs sont toujours contrastés : c’est le cas pour Frankie. Envahie par le trouble vague, sensuel, issu du réveil pulsionnel et déposé sur tout l’environnement (les fleurs, les odeurs, les musiques) qui suscite alors en elle des émois diffus, elle rêve tout d’abord d’une relation narcissique avec le couple formé par son frère et sa fiancée. Elle veut troquer son prénom contre celui de Jasmine pour s’appeler, comme eux, d’un prénom commençant par J : elle décide obstinément qu’elle les suivra partout, partant avec eux lorsqu’ils repartiront après les fiançailles, quittant ainsi pour toujours sa maison, son père, sa gouvernante. Elle rêve, ainsi, de se perdre dans une relation idéalisée, désexualisée, d’ordre océanique dans laquelle elle serait incluse, en miroir, et qui vise à nier temporairement la différence des sexes, l’impact du sexuel, et la nécessité de la séparation.
Or, un des enjeux du processus adolescent, c’est la poursuite d’une différenciation qui permette tout à la fois d’affiner les différences établies entre soi et l’autre, et tout d’abord entre mère et fille, en se dégageant de ce que François Ladame désigne comme emmaillotement narcissique (1983), et qui engage également l’aboutissement de l’intégration de la différence des sexes, à travers la potentialité et plus tard l’expérience orgasmique. L’ensemble passe par la reconnaissance des limitations inhérentes à la condition œdipienne et, plus largement, à la condition humaine, qui nous assigne dans un sexe, un rôle, une position, et par l’abandon des illusions de toute-puissance. « Je voudrais être n’importe qui excepté moi » : cette pensée de Frankie que j’ai mise en exergue traduit le vacillement dû à la perte de la continuité de l’expérience de soi, et du regard aimant de l’autre. Elle signe le besoin d’arrachement actif hors de soi et la recherche d’un objet qui la rassemble à nouveau et lui donne une identité nouvelle, faute de repères phalliques assurés : prise dans un mouvement ambigu, que l’on rencontre souvent chez les adolescentes, d’ouverture au désir et de dépréciation de soi, qui condense le masochisme de la démarche, elle s’engage alors brusquement dans un recours au sexuel qui la livre temporairement, passive, au désir d’un homme inconnu, un soldat croisé par hasard, dans son errance.
Dans le cas de Frankie, le passage à l’acte s’interrompt avec la résurgence d’un souvenir traumatique, celui d’une scène sexuelle à laquelle des adultes l’ont exposée dans l’enfance, suscitant chez le père et la gouvernante une colère jusque là non comprise, et qui prend tout à coup sens et la conduit, dans un retournement de la passivité en activité, à assommer le soldat et à s’enfuir.
Ce recours à l’acte sexuel, bien souvent mené jusqu’au bout, est fréquent en ce temps précoce d’adolescence, comme une manière de couper court au processus de séparation, de se jeter de l’enfance dans l’âge adulte, de chercher à rompre les attachements œdipiens, et peut-être aussi, secrètement, de rechercher une contention, des limites interdictrices et protectrices.
Chez Duras, de Barrage contre le Pacifique à l’Amant, on voit l’intrication étroite qui se joue, dans la vie comme dans l’œuvre, entre l’impossibilité de se détacher d’une mère qui ne l’investit pas suffisamment, entièrement tournée vers le fils aîné, l’absence de regard paternel et l’accès précoce au lien amoureux. Elle se jette dans le désir de son amant, s’y trouve ou s’y perd : elle dépose chez l’autre l’intensité de son besoin d’investissement.
Chez la fille, en effet, Freud l’a souligné tardivement (1931, De la sexualité féminine ; 1932, La féminité) les choses sont plus complexes que chez le garçon dans ce domaine. Quitter le père, certes, c’est essentiel, et aboutit à le chercher toute sa vie parfois, mais souligne-t-il aussi, n’est-ce pas bien souvent la mère qu’on avait crue tôt rejetée au profit de l’investissement œdipien du père, que l’on retrouve tardivement dans les choix d’objet ?
Car pour la fille, c’est par deux fois que les nécessités de la séparation et des pertes qui l’accompagnent se sont jouées, engageant un sentiment de perte qui, dans sa résurgence, affole l’adolescente d’autant plus que ses repères pour y faire face sont moins ancrés dans l’activité que chez le garçon : si ce dernier est, comme l’écrit Schaeffer « destiné à une sexualité de conquête » (2007) qui, dès la phase phallique, contribue aux premiers détachements par le recours à la maîtrise anale, la fille est, par les destins mêmes de son organisation physiologique, vouée à l’attente, au sentiment de non maîtrise de pertes successives, difficiles à symboliser, et qui impliquent pour s’élaborer l’ancrage d’un solide masochisme primaire.
Pour revenir à Frankie Adams, Carson Mc Cullers nous permet d’appréhender non pas les turbulences d’un cas clinique engagé dans un processus pathologique mais les débuts d’une trajectoire adolescente qui, malgré l’absence d’une mère dès les premiers temps, vacille puis parvient à se réorganiser, retrouvant des repères après des tentatives défensives d’ordre divers, et réorganise ses liens aux objets. Elle s’appuie, ce faisant, sur une double polarité : celle d’un soutien féminin suffisamment bienveillant, tout à la fois prometteur de relations génitalisées pour l’avenir et limitant pour le présent, incarné par Berenice, et celui d’une présence paternelle qui porte discrètement l’investissement du souvenir maternel et soutient, par l’investissement bien tempéré qu’il a de sa fille, le processus de séparation amorcé sous l’impact des changements pubertaires. Frankie revient, en fin de roman, à une sorte de niaiserie temporaire qui lui permet de préparer les séparations à venir.
A l’inverse, le destin de Véra, la fille de Madeleine, présenté dans Les Bien-aimés s’organise autour d’une configuration triangulaire non protectrice. On voit la fille adolescente, mise brusquement au cœur de la sexualité ardente de ses parents, des désirs de sa mère pour son père, se sauver et errer dans les rues, emplie du désir d’une relation sexuelle, pour vivre par elle-même et sentir s’incarner ce qui trouble tant les adultes : ici, se retrouve ce mouvement déjà décrit, présent chez Mc Cullers, chez Duras, dans la vie de tant d’adolescentes. Mais – faute sans doute d’avoir pu opérer la séparation d’avec cette mère si proche et si séductrice – sa vie s’engage ensuite dans une répétition amplifiée du lien masochiste établi par la mère avec ce père, seul homme de sa vie. Et faute d’avoir rencontré de la part du père un regard qui lui soit destiné, qui la situe comme femme désirable autrement que comme reduplication de sa mère, elle mène jusqu’au bout, attachée à un homme qui ne peut l’aimer exclusivement, une trajectoire destructrice.
Pour conclure rapidement, je soulignerai l’importance de ce moment d’adolescence dans la trajectoire qui nous mène, ou pas, à l’accomplissement du processus de séparation, l’impact durable de sa non-élaboration. J’aurais volontiers, pour faire transition avec le texte de Benoit Verdon, évoqué cette patiente qui, à 85 ans, engagée au cours de sa vie dans deux longues analyses avec des thérapeutes l’un et l’autre décédés, vient me voir quelque temps après la disparition du second, en me disant pour expliquer son choix : « j’ai lu votre ouvrage sur l’adolescence, je m’y suis totalement retrouvée ».
Faute de pouvoir procéder à cette élaboration, certains en effet vivent, parfois toute leur vie, ce qu’évoque poétiquement dans Dactylographie, sous le nom d’Alvaro de Campos, Fernando Pessoa, prestidigitateur d’identités, publiant sous 70 hétéronymes :
« Nous avons tous deux vies :
la vraie, celle que nous avons rêvée dans notre enfance,
et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports
avec les autres,
qui est la pratique, l’utile,
celle où l’on finit par nous mettre au cercueil. »
Références bibliographiques
Duras M., 1984 ; 2005, L’Amant, Paris, Ed de minuit.
Freud S., 1931, De la sexualité féminine, Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, 1995, 9-37.
Freud S., 1932, La féminité, Œuvres complètes, XIX, Paris, PUF, 1995, 195-219.
Honoré C., 2011, Les Bien-aimés, film.
Ladame F., 1983, « Adolescence et féminité : histoire d’une histoire », Adolescence, 1, 2, 217-237.
McCullers C., 1946, Frankie Adams, tr. fr. Paris, Stock, 1949, 2000.
Pessoa F., 1933, « Dactylographie », in Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes, tr. fr. 1968, Paris, NRF, Poésie/Gallimard, 1987.
Racine J., 1670, « Bérénice » in Théâtre complet, Le Livre de poche, La pochothéque, Paris, 1998.
Schaeffer J., 2007, « Peur et conquête du féminin à l’adolescence dans les deux sexes », Adolescence, 25, 2, 261-277.