Savoir est dangereux. En tout cas on peut le penser comme tel. Pour l’illustrer j’ai choisi de me référer à la fable, à l’histoire d’Actéon, qui connut d’innombrables versions, dont la plus célèbre est celle que relate Ovide dans ses Métamorphoses1. « Ne rien vouloir (en) savoir », pose, par ailleurs et de manière aiguë le lien qui se tisse entre savoir, connaissance et pensée. C’est effectivement ce qui se passe avec les enfants « en mal scolaire » et davantage encore avec les adolescents. Il s’agit là de notions distinctes et pourtant suffisamment proches pour qu’elles engendrent la plus grande confusion. Cette confusion traverse le mythe d’Actéon. Mon propos est de montrer à quel point il est, dans certains cas, difficile de maintenir ces trois éléments dans un rapport dialectique et comment, à l’inverse, il peut être facile pour eux de tomber dans l’amalgame, de tout mélanger dans un énorme kukeôn, « un mélange informe qui contient tout et nourrit tout »2. Kukeôn, attention, qui n’est pas sans attrait, quoique attrait mortifère, vu qu’il renvoie non seulement au Chaos, mais également au breuvage de Circé.
Je vais donc essayer de montrer de quelle manière savoir peut être perçu comme dangereux, comment la pensée qui s’y rattache s’ouvre en même temps « au cycle des fantasmes sexuels qui dédoublent cette pensée – aussi éthérée soit-elle »3, comment elle constitue une menace, suffisamment forte, quoi que bien évidemment inconsciente, pour produire un rejet violent, et comment il est difficile d’échapper à l’agression qu’elle produit. En revanche, je n’aborderai qu’en conclusion, la manière par laquelle on peut éventuellement réussir à départager les notions de savoir/connaissance/pensée. Actéon est un jeune garçon. Un adolescent, dirait-on aujourd’hui. Il est cynégète, chasseur donc. En ce sens il est le semblable de tant d’autres : Narcisse, Penthée, Méléagre, Adonis, etc. Cela n’est pas pour nous surprendre, vu que la chasse est une initiation : elle est ce par quoi ces jeunes gens se préparent à devenir guerriers. Actéon est le petit-fils de Cadmos, roi de Thèbes. Il est aussi le cousin de Penthée, futur roi, car leurs deux mères sont sœurs, les deux étant filles de Cadmos. Malheureusement, je dirais, il existe d’autres sœurs, dont une déjà morte, qui fait qu’Actéon est aussi le cousin d’un dieu : Dionysos. En effet, ce dernier est le fils de Sémélé et de Zeus, porté en gestation dans la cuisse de son père, après la mort de sa mère, façon pour Zeus de l’arracher à la haine d’Héra. Dionysos, le dieu de la métamorphose, le dieu de l’ivresse, le dieu qui « est le plus terrible, mais aux humains le plus doux »4. Un dieu féminin, un dieu faible en apparence, capable de déployer une force inouïe. Dionysos, le dieux des femmes. Dionysos, le dieu des Bacchantes5. Dionysos, un chasseur. Si nous revenons aux Métamorphoses d’Ovide et juste avant d’aborder plus en détail le mythe d’Actéon, il me paraît important de souligner que l’histoire de ce dernier se trouve consignée au livre III qui se compose, dans l’ordre, des histoires suivantes : Cadmos, Actéon, Sémélé, Tirésias, Narcisse, Penthée. Nous avons deux intrus aux histoires de la famille : Tirésias et Narcisse. La présence de Tirésias s’explique relativement facilement : il est le devin dont la prophétie nous introduit à l’histoire de Penthée6. Pareillement c’est toujours une de ses prophéties qui sert à introduire l’histoire de Narcisse. Mais pourquoi Narcisse ? Parce que Narcisse est présenté comme le double d’Actéon, un double qui nous permet de mieux comprendre. Nous allons voir. Actéon, après avoir incité ses compagnons à se reposer du labeur de la chasse, se retrouve seul, marchant à l’aventure – errans nous dit Ovide. Errans qui indique, encore plus que l’aventure, le fourvoiement. Effectivement ses pas « incertains » le conduisent dans un antre de grande beauté, repaire de Diane, qui y vient pour se baigner à sa source. Narcisse, quant à lui, aussi jeune qu’Actéon, aussi chasseur que lui, donne de même, le signal d’arrêt à ses compagnons, se retrouve seul, lui aussi, et ses pas le portent également dans un lieu inviolé de la forêt. Dans l’antre, Actéon surprend Diane, déesse de la chasse et de la chasteté, nue, car en train de se baigner. Dans le lieu inviolé, Narcisse découvre une source qui lui renvoie son propre reflet. Diane, furieuse d’avoir été surprise, asperge, tout en rougissant, le visage d’Actéon : « Et maintenant, libre à toi d’aller raconter, si tu le peux, que tu m’as vue sans voile »7, lui enjoint-elle en même temps. Narcisse, qui s’était arrêté au départ à la source pour boire, s’éprend de son image que l’eau reflète. « Il se désire, dans son ignorance, lui-même »8, plonge dans l’eau ses bras pour s’étreindre et prodigue des « vains baisers à l’eau trompeuse »9. Nombreuses sont les analogies entre nos deux héros, jusqu’au rôle fondamental de l’eau. Car, éclaboussé, Actéon va se métamorphoser en cerf et Narcisse, capturé par une si « mince couche d’eau »10 qui empêche cruellement son union avec l’objet de son désir, s’étiole jusqu’à la mort, jusqu’à se métamorphoser en fleur. Éclaboussure qui aveugle11 ou fine couche qui révèle, nous ne sommes en présence que des deux côtés de la même médaille : Actéon et Narcisse voient, connaissent, ce qu’ils n’auraient jamais dû ni voir, ni connaître. L’eau y joue un même rôle meurtrier. Indirectement dans le cas d’Actéon, directement dans celui de Narcisse. En effet il y a un autre point, très important pour nous, qui justifie l’insertion de Narcisse dans l’organisation du livre III. Ovide, ouvre son récit, en racontant la naissance de Narcisse et en rapportant que sa mère avait demandé à Tirésias si son enfant allait vivre une vieillesse prolongée : « oui, s’il ne se connaît pas » avait répondu, comme chacun sait, le devin. Parallèlement, pour ce qui est d’Actéon, et même si Ovide n’en parle pas, il est important de souligner que sa mère, une des filles de Cadmos comme on a vu, s’appelle Autonoé, c’est à dire « celle qui pense par elle-même ». Nous avons ainsi une connaissance, qui porte la mort inscrite en elle même (Narcisse). Elle semblerait s’opposer à une pensée qui pourrait paraître séduisante, une pensée autonome. C’est à ce niveau que le parallèle Narcisse/Actéon prendrait sa fin. Et pourtant. A regarder de plus près et aussi dans une mise en parallèle qui relève de l’après-coup, il est à la fois tentant et troublant de s’interroger sur Autonoé ainsi que sur l’incidence de son nom auprès de son fils Actéon. Autonoé nous permet d’introduire, ou plutôt de revenir, à Penthée. Penthée aussi est un adolescent et un chasseur. On peut imaginer qu’il l’est comme les autres, cela va presque de soi, mais il l’est aussi d’une manière très particulière : il est, disons-le comme ça, chasseur des Bacchantes. Il est donc en opposition frontale avec son cousin Dionysos12, dont il combat le culte, récemment arrivé à Thèbes. Son histoire va se dérouler dans le même lieu géographique que celle de son cousin Actéon et celle de son double : Narcisse. Il s’agit toujours du mont Cithéron. Pour Penthée il s’agit d’une clairière bordée d’une ceinture de forêts, pour Actéon, on l’a vu, d’une grotte entièrement naturelle et pourtant capable de rivaliser avec l’art, pour Narcisse d’une source inviolée, où l’on pourra souligner que Narcisse est le fils d’une nymphe qui se fit violer.
En quoi Penthée nous intéresse-t-il ? Parce que pour chasser les Bacchantes il accepte de se déguiser en l’une d’elles. En faisant cela, il se plie à sa féminisation (toujours à l’horizon des adolescents), devient semblable, par son déguisement, au dieu qu’il pourchasse. Sans vouloir dire qu’il se métamorphose en Bacchante il essaye néanmoins d’y ressembler. C’est là qu’il advient un enclenchement similaire à celui survenu pour Actéon. Car, que s’est-il passé pour Actéon une fois transformé par Diane en cerf ? Il s’est produit un phénomène unique, dans les Métamorphoses d’Ovide, à savoir sa mise à mort. Nous savons bien que toute métamorphose est en réalité une mort à peine camouflée, mais justement, les dieux se contentent de cette punition-là et ne font pas de la surenchère. Sauf pour Actéon, qui, une fois devenu cerf, se fait déchiqueter par ses propres chiens, incapables de le reconnaître. Double mort, donc. Mais aussi renversement : de chasseur, Actéon devient proie. Même sort est réservé, d’une certaine façon, à Penthée. Chasseur de Bacchantes, travesti en Bacchante, il sera mis en pièces par les Bacchantes elles-mêmes. Un bras d’abord, puis l’autre, enfin la tête. Les Bacchantes d’ailleurs, qui accomplissent cet exploit, ne sont pas anodines. Le premier bras, eh bien oui, c’est sa tante qui le lui arrache, cette tante censée réfléchir de manière autonome. C’est en effet Autonoé qui ouvre le massacre, dont le grand final sera conduit par la mère du malheureux Penthée : Agavé, croyant avoir affaire, non pas à un jeune homme, et encore moins à son fils, mais sous l’effet de la fureur bachique, à un véritable lionceau. Dans la version de Callimaque d’ailleurs, Agavé, Autonoé et leur sœur Ino, sont appelées « chiennes agiles »13. Qu’il s’agisse de Narcisse, d’Actéon ou de Penthée, nous sommes, à chaque fois, confrontés, de prime abord, à la pulsion scopique. Pour les deux derniers, nous sommes face au voyeurisme, inéluctablement puni, du moins lorsqu’il s’agit du divin14. Mais au-delà de cet aspect et conjoint à celui-ci, nous nous retrouvons, pour Narcisse, Actéon et Penthée, devant la dangerosité de la connaissance. Narcisse, on l’a vu, ne doit pas se connaître, Actéon acquiert par malchance la connaissance de la nudité de Diane, cas similaire pour Tirésias15, Penthée, au-delà de son voyeurisme, épie les mystères dionysiaques. Il veut/essaye de savoir. Dans tous ces cas, connaissance et savoir côtoient de près le désir sexuel. Mais il y a encore un dernier point, non relaté celui-ci par Ovide. Il existe une longue tradition qui, depuis l’Antiquité et jusqu’à Giordano Bruno, identifie les chiens d’Actéon aux pensées. Ce qui revient à dire qu’Actéon, c’est bien par ses propres pensées, qu’il se fait déchiqueter. On pourrait donc avancer qu’Actéon suite à la connaissance – il prend connaissance de la nudité de Diane – se retrouve proie de ses pensées.
Si donc la connaissance est dangereuse, car elle implique une métamorphose qui à son tour nous rend la proie de nos pensées, et si, de plus, nos pensées se révèlent être pour nous un danger de mort, comment ne pas comprendre que la peur de la connaissance et de la pensée puisse être à l’origine d’une volonté de non savoir chez certains enfants ou adolescents ? La frontière entre connaissance et savoir est relativement tenue. La première, il est vrai, semble mettre davantage en jeu le corps. Il suffit de se référer au connaître biblique, à Marie, par exemple, qui dit à l’archange Gabriel : « comment est-ce possible vu que je n’ai pas connu d’homme ? ». Le savoir, lui, se présente théoriquement comme plus abstrait, peut-être moins abrupte et davantage filtré par la raison, la maîtrise, l’organisation des données. Mais si l’on s’en tient à Goethe, il n’est pas moins dangereux, car il est source de désespoir. Soit parce que nous réalisons que nous ne pouvons rien savoir, soit parce que le savoir peut être source de persécution16. Mais aussi : à quoi ça sert ? À quoi sert-il le savoir ? À quoi sert-elle, par exemple, la consecutio temporum, l’analyse grammaticale, à quoi sert même, et surtout, de savoir qu’elles existent ? Il est difficile de faire entendre qu’il ne peut pas y avoir de pensée en dehors de la structure du langage et que la précision de celle-ci dépend de la rigueur de celle-là et ce d’autant plus quand la pensée est perçue, intuitivement, comme dangereuse, comme pouvant produire, tels les chiens d’Actéon, une attaque interne : traître et non maîtrisable. Tout le travail consiste alors – quand on travaille avec des enfants ou des adolescents en « mal scolaire » – à sortir du mythe, voire des mythes, mais seulement après avoir réussi à s’en approprier et à en tenir compte17. Ce que disait Nietzsche pour les adultes est valable pour les jeunes aussi. Peut-être, c’est bien de là qu’il faut partir pour que connaissance, savoir et pensée n’aient plus une connotation si terriblement redoutable, car il est essentiel de ne pas oublier que « toute nouvelle connaissance est nocive jusqu’à ce qu’elle soit transformée en organe de l’ancienne. »18
Notes
- Ovide « Les Métamorphoses», Actéon, III, 138-252.
- C. Castoriadis. – « Ce qui fait la Grèce. 1. D’Homère à Héraclite », Séminaires 1982-83, La Création humaine II, Paris, Seuil, 2004, pp. 172-174. Kukeôn y est présenté comme le second sens que revêt le mot « Chaos » chez Hésiode. En première instance, Chaos est une béance, un vide. Dans la Théogonie, après l’adresse aux Muses, le récit s’ouvre par « d’abord est advenu le Vide ». Le Chaos au départ n’est donc pas un mélange informe, un trop plein, mais le vide à partir duquel tout doit surgir : « l’être advient à partir du non-être essentiel du vide ». Notion, cette dernière tout à fait essentielle en psychanalyse, mais qui n’est pas pour autant exempte des affects de l’angoisse.
- G. Pommier.- Que veut dire « faire » l’amour ?, Paris, Flammarion, 2010, p. 386.
- Euripide. Les Bacchantes, Paris, Les Belles Lettres, 2006, v. 860-61.
- J. Pigeaud, Euripide, op.cit., « Introduction », p. XVIII.
- Pour les rapports Penthée/Tirésias/Actéon, cf. A. Moreau. « Actéon, Orphée, Penthée : mise en abyme et initiation manquée dans les Bacchantes d’Euripide », Kentron, 14, 1-2, 1998, pp. 23-37.
- Ovide.- op.cit., III, v. 192-193.
- Ibidem, v. 425.
- Ibid., v. 427.
- Ibid., v. 450.
- Il serait par ailleurs tentant de voir dans la figure de l’éclaboussure une « préséance » de l’acte de déchiquetage.
- Ce qui le met en position d’hybris, de démesure donc, car un humain ne peut pas affronter un dieu impunément. Cela renforce le parallèle avec Actéon, coupable d’hybris, lui aussi. En effet si Ovide nous déchire le cœur en nous disant qu’il s’agirait plutôt d’accuser le sort que de parler de crime et insiste, en nous prenant à témoin sous forme interrogative : « En quoi, en effet, une erreur était-elle un crime ? », il y a toute une longue tradition qui rend Actéon bien moins innocent et qui le veut chasseur voulant séduire la déesse de la chasse.
- Callimaque, Hymnes, V : « Le bain de Pallas », 107-116. Elles sont aussi appelées « chiennes de Lyssa ». Lyssa : la rage, Lyssa : la folie. De manière plus générale, Euripide compare les bacchantes thébaines à une meute de chiens. Apollodore, dans sa Bibliothèque, livre III, chap. IV, raconte : La déesse le métamorphosa immédiatement en cerf, puis elle envoya la rage (lyssa) sur sa meute de cinquante chiens qui, sous l’effet de cette folie le dévorèrent par non-reconnaissance ». Vraiment métamorphosé, ou perçu comme tel, le résultat est le même. Cf. F. Frontisi-Ducroux. L’Homme-cerf & la femme-araignée, Paris, Gallimard, 2003, p. 113-114.
- F. Frontisi-Ducroux. – op.cit, p. 125.
- Ibidem, p. 130. Tirésias est rendu aveugle par Athéna après qu’il l’eut surprise au bain.
- J.-W. Goethe. Faust, I, Paris, Flammarion, pp. 41-55.
- S. Boimare.- L’Enfant et la peur d’apprendre, Paris, Dunod, 1999, qui part souvent de la Théogonie d’Hésiode pour amorcer un travail de réinvestissement scolaire.
- Nietzsche (F.). Fragments posthumes, 1881, 11 [320]