À Pierre Fédida, mon ami
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À Pierre Fédida, mon ami

C’est aujourd’hui dimanche. Pierre ne m’appellera pas. Pierre ne m’appellera plus. Il est mort à Paris le vendredi 1er Novembre. Mareike Wolf-Fédida m’avait laissé un message la veille m’informant de l’hospitalisation de Pierre et de la gravité de son état. J’étais en vacances et je n’ai trouvé le message de Mareike qu’à mon retour de vacances. Entre temps Danièle Brun puis Edouard Zarifian, également avertis par Mareike, m’avaient aussi informé. Ensuite a commencé la ronde de tous les autres amis venant au chevet de Pierre par l’intermédiaire de nos appels téléphoniques. Les proches, toujours les proches., et puis les cercles qui s’agrandissent comme les ridelles à la surface de l’eau lors d’un choc, d’un impact lié à la disparition. Mais dans la logique subjective la disparition précède l’impact qui n’apparaît qu’au moment où les traces lui donnent une vie psychique.

La vie psychique se constitue par la mémoire du mort comme une ouvre de sépulture qui ne saurait se réduire à la nudité objective des événements. Pierre parlait de cette  » imagination des formes  » qui fait que la matérialité  » du matériau psychique » ne saurait se réduire au « matériel clinique ». Entre les deux, il en appelait à la « capacité hallucinatoire » de l’écoute de l’analyste pour donner vie et mouvement aux formes. Mais pour passer du matériel au matériau, du sommeil au rêve, il faut ce travail du deuil qui fonde une mémoire et auquel les rites comme les souvenirs font seulement cortège.

Pierre me téléphonait souvent le dimanche en fin de matinée. Ce dimanche, j’ai éprouvé le besoin d’écrire. L’écriture comme le rêve participe de ce que Pierre appelait « l’ouvre de sépulture ». Pourquoi depuis ce matin suis-je hanté par le souvenir de cette chanson de mon enfance que ma mère chantait et qui nous faisait pleurer tous les deux ? La « chanson de l’orpheline », disait-elle. Je ne me souviens plus précisément des autres paroles mais seulement de l’air et d’un refrain qui répète inlassablement que « c’est aujourd’hui dimanche » et qui parle de « roses blanches pour toi maman ». Comment la disparition de Pierre, figure paternelle et fraternelle en majesté, peut-elle faire revivre une mémoire liée à l’image maternelle ?

Je crois que c’est d’abord sa générosité, son immense générosité intellectuelle, spirituelle et affective. En pensant à lui, j’ai aussi retrouvé le souvenir de tableaux du Trecento et Quattrocento représentant des Vierges de Miséricorde sous le manteau desquelles se réfugiait tout le petit peuple de l’humanité. Chaque conférence de Pierre, les soutenances de thèse ou d’HDR auxquelles nous participions ensemble, ses articles et ses ouvrages, me donnaient toujours la même impression : Pierre égrenait de multiples cailloux, idées, pensées et remarques, avec lesquels une multitude de gens allaient trouver leur propre chemin. Il semait généreusement des idées, des paroles qui ensemençaient les esprits et le cour. Combien de thèses a-t-il généré comme cela ?

Et puis il y avait la voix. Cette voix chaude, ample et profonde qui portait les idées dans la force et l’élégance. Cette voix me manque cruellement aujourd’hui. Et puis il y avait nos longues et intimes discussions sur nos projets, sur la psychanalyse, sur les joies et les douleurs de la vie. Il y avait nos débats et parfois nos désaccords. Par exemple à Lyon, en septembre 2001, lors d’une journée de travail organisée par Jacques Hochmann sur le thème Qu’est-ce qui guérit dans la psychothérapie ? suite à un Forum Diderot, Pierre n’avait pas approuvé mon rapprochement entre la rhétorique et la psychanalyse. Nous en discutions dans l’amitié et la confiance. Ou encore lors du dernier colloque sur les passions organisé par Didier Lauru et Alain Vanier le 21 septembre 2002 dans le cadre d’Espace analytique, Pierre désignait la passion comme une enclave d’Eros, un objet psychopathologique dont il n’était pas convaincu que nous puissions en faire une métapsychologie. Il avait fait ce jour-là à Espace une superbe conférence sur Erixymaque et la médecine. Et puis le soir, après les colloques, il y avait les dîners amicaux au cours desquels Pierre s’offrait brillant, élégant, plein de charme et de gentillesse.

Pierre était un homme d’envergure, ample et profond à la fois, secret et disponible, discret et ouvert, modeste et puissant. Ce mot d’envergure s’impose à moi chaque fois que je pense à lui. C’est un mot d’origine marine qui vient de « vergue » pour désigner le mât qui maintient les voiles permettant la navigation. Aujourd’hui les voiles sont en berne, nous l’avons mis en terre ce vendredi 8 novembre au Cimetière du Montparnasse en présence de sa famille et d’une grande foule d’amis, de collègues et d’élèves. Pierre ne se laissait pas assigner à résidence tout en marquant de sa présence les lieux et les êtres auprès desquels il se tenait.

C’était aussi un passeur, un homme qui donnait du mouvement et de la mélodie au vivant. Il écrivait que « le deuil est une mise en mouvement du monde » et par « la construction de la sépulture », par « l’ouvre de sépulture », il nous invita au rêve : « car rêver est sans doute la seule façon de penser à nos morts. » Le rêve oui, mais l’écriture aussi., l’écriture quand elle se déduit du travail du rêve. A propos de la perte d’un être cher, il m’avait dit : « Permets au grand frère de te dire que c’est dans l’écriture que tu l’honoreras. » Pierre avait un immense courage et ne supportait pas la plainte. La plainte lui paraissait agressive et impudique. Toujours il a refusé de se plaindre ou qu’on le plaigne alors même qu’il prenait grandement soin de la souffrance d’autrui. Pierre était un seigneur, un grand seigneur de la pensée, de l’intelligence et du cour. Cette posture d’énonciation s’est inscrite dans toute son oeuvre. E. Roudinesco a trouvé les mots justes, lorsqu’annonçant sa disparition dans Le Monde, elle le désigna comme une « grande figure de l’université et de la psychanalyse ». Pierre était un grand penseur, un intellectuel, auteur d’une ouvre abondante et féconde consacrée à la psychanalyse, à l’Université et aux débats majeurs de notre temps. Il venait de fonder avec Julia Kristeva, Dominique Lecourt et François Jullien l’Institut de la Pensée contemporaine.

Chacun des sites où il a inscrit sa pensée et son travail pourra légitimement revendiquer une part de son héritage intellectuel, mais il conviendrait à tous de reconnaître dans la décence et le respect qu’il ne se laissait enclaver dans aucun parce qu’il les transcendait tous. À ce propos, Alain Vanier me faisait finement remarquer la position « paradoxale » de Pierre par rapport à l’institution : tout en marquant profondément chacun des sites où son travail s’inscrivait, tout en occupant dans chaque lieu institutionnel où il travaillait les plus hautes responsabilités, il manifestait sans cesse un souci d’ouverture et d’affinités vers l’extérieur. Soucieux de sa liberté, Pierre l’offrait aussi à ses amis et à ses élèves. Parallèlement à des études de philosophie sanctionnées par une agrégation en 1962, Pierre accomplit des études de psychologie à Lyon d’abord, à Montpellier ensuite. Durant son service militaire, il exerce comme psychologue clinicien dans le service de neurologie de l’Hôpital des Armées de Lyon. Puis il enseigne la philosophie et la psychopédagogie à l’École Normale et enfin la psychologie à la faculté des Lettres et Sciences humaines à Lyon. Il acquiert ensuite à Kreuzlingen, auprès de Ludwig Binswanger, une solide formation clinique et théorique en psychopathologie d’orientation phénoménologique. Il fait ensuite une analyse didactique avec Georges Favez et inscrit son trajet psychanalytique dans le cadre de l’Association psychanalytique de France qu’il présidera de 1988 à 1990. Son audience internationale dans l’I.P.A. ne l’empêchera jamais de fréquenter les auteurs lacaniens et d’accepter le débat avec des analystes n’appartenant pas à l’I.P.A. Il fonde ainsi une communauté freudienne hors assignation à résidence institutionnelle qui le reconnaît autant qu’elle le reconnaît.

À l’Université, Pierre Fédida se trouve appelé en 1967 auprès de Juliette Favez-Boutonier pour occuper la fonction de Maître-Assistant. En 1969, il participe à la création de l’UFR de Sciences Humaines cliniques de Paris 7-Censier. D’abord dans le cadre du laboratoire de Psychanalyse de Jean Laplanche, ensuite à la direction de son propre laboratoire de Psychopathologie fondamentale en 1989, il va réaliser une ouvre considérable et former de très nombreux enseignants-chercheurs en psychopathologie et psychanalyse.

C’est pour nous une immense perte que la disparition de Pierre Fédida. Puissions-nous, comme il l’aurait sans doute souhaité, poursuivre ce travail et, ce faisant, construire cette « ouvre de sépulture » à partir de laquelle s’anime et se forme le vivant. Car tel est le travail qui fonde et honore le psychique en dehors duquel se trouvent le traumatisme, la barbarie et le déshumain. Nous rendrons hommage à son oeuvre en un autre temps et en un autre lieu. Et pour conclure je citerai cette phrase d’un article de Pierre paru en 1970 dans la Nouvelle revue de psychanalyse et intitulé La relique et le travail du deuil : « En dépit d’un savoir sur la séparation, il faut croire que quelque chose subsiste ».