Le 3 octobre 1897, Freud écrivait à Fliess que la mort de son frère Julius à 8 mois, alors qu’il avait lui-même moins de 2 ans, avait suscité chez lui de la jalousie et des remords, montrant par là même que les enfants ne sont pas indifférents à leurs frères ou sœurs décédés avant leur naissance suite à une mort intra utéro ou à un IVG ou suite à une maladie après leur naissance. Si aujourd’hui, on connaît mieux la souffrance des parents confrontés à la mort d’un de leurs enfants, les travaux consacrés au deuil des frères et sœurs sont encore rares. Or, la clinique, le témoignage des adultes montrent que ce que vit l’enfant, l’adolescent, à ce moment-là, peut avoir des conséquences importantes sur son devenir.
Rappelons qu’un enfant confronté à des parents en deuil masque souvent sa propre souffrance pour protéger et consoler ces derniers. Le silence autour de cette mort, le manque de mots qui lui sont adressés directement sont souvent alors interprétés par l’enfant comme la confirmation de sa propre participation à ce malheur (il n’a pas assez aimé son frère, il était jaloux de lui, a maintes fois rêvé sa mort…). Le fratricide sidère surtout quand le meurtrier est jeune, aussi pour lutter contre l’horreur de cet acte, il est parfois pensé comme un « accident ». L’enfant ayant commis dans la réalité ou dans le fantasme cet acte se retrouve alors à porter seul, dans une grande solitude une culpabilité lourde de conséquences. Ainsi, compte tenu de l’ambivalence intrinsèque des liens fraternels, il s’imagine être pour quelque chose dans le décès de l’autre. Le plus souvent, ne pouvant rien dire de ses pensées, il ne peut recevoir aucune aide. Ce non-dit peut produire des effets beaucoup plus tard dont le sens n’apparaît que très longtemps après et parfois jamais : conduites d’échec, accidents à répétition…
Le processus créatif de certains artistes peut être parfois mis en lien avec un enfant mort dans leur fratrie. Ils parviennent ainsi à sublimer une partie de leur souffrance, une autre partie impossible à transformer pouvant les conduire par exemple au suicide ou à l’arrêt brutal de la possibilité de créer. Le frère mort continuant à habiter la psyché de celui qui est vivant, c’est de manière extrêmement variable qui peut à la fois être source d’aliénation pathologique et/ou de stimulation créatrice. Dans ce processus, si les parents ne sont pas pour rien dans la manière dont leur enfant mort existe dans le psychisme de leurs enfants vivants, pour autant, il existe une dynamique propre aux enfants.
Pour proposer au lecteur une représentation de la façon dont nous pensons les choses, nous prendrons la métaphore du fleuve qui met en scène l’intrication étroite et existentielle entre des éléments séparés : dans cette image les frères seraient les berges et les parents le fleuve.
Les deux berges du fleuve se font face, elles ne se touchent pas et sont indissociables, leur destin respectif est lié au fleuve qui les unit, les relie, les façonne et, qu’en retour, elles influencent. Elles ne peuvent que co-exister et se co-créer, l’une ne peut se penser sans l’autre, sans le fleuve et sans l’écosystème. Chacune des berges a une existence singulière qui dépend, entre autres, de l’ensoleillement, de la pente, de la végétation, des arbres… toutefois, l’existence de chacune ne peut être dissociée de l’autre et de celle de leur environnement commun. Il serait possible d’objecter que si un frère peut disparaître de la vie réelle du sujet quand il meurt, en revanche il est impossible qu’une des berges du fleuve n’existe plus.
Justement, ce chapitre montre que le frère, même disparu dans la réalité, continue finalement à exister dans le fantasme, l’imaginaire de celui qui est encore vivant et influence tant sa vie intrapsychique qu’intersubjective. C’est tout l’intérêt de mener des travaux afin de mieux comprendre ces phénomènes là ; travaux qui supposent d’aborder les processus du passage de l’interaction (présence « réelle » de l’autre) à l’intériorisation du lien qui existe même en dehors de la présence de l’autre.
Intériorisation du lien à l’autre
Kaës (1993 ; 1989) rappelle que « la réalité intersubjective est la condition d’existence du sujet humain ». Il pointe ainsi la nécessité de penser l’articulation et la construction des espaces psychiques individuels, eux-mêmes articulés à un espace social, culturel qui les entoure, les façonne et qu’ils façonnent. Pour exister, grandir, le sujet doit en passer par l’autre …. Ce détour potentiellement angoissant et excitant est à l’origine de sa construction comme sujet se pensant et pensant l’autre.
Cet autre est indissociable de l’organisation narcissique du sujet ; s’il représente pour lui un obstacle, une limite qu’il peut désirer détruire, il est la condition même du désir structurant et de son déploiement. En effet, le monde psychique interne s’édifie par intériorisation des expériences éprouvées au contact des objets externes ; ainsi, plus que l’autre, c’est le lien à l’autre qui est introjecté. C’est pourquoi le sujet a une structure psychique fondamentalement aliénée aux traces dessinées par les rencontres avec l’autre. Cet objet de désir l’oblige à expérimenter l’effet sur lui du désir de l’autre, du désir pour l’autre en soi, du désir d’être désiré par lui.
Bion (1962) et Winnicott (1956) ont montré que le bébé doit trouver un lieu, un espace psychique hors de lui qui contiendra, donnera sens à ses projections de contenus en quête de sens. Les théories développées par Kaës (1998) peuvent aider à cette réflexion. Cet auteur souligne en effet que la culture permet de maintenir les repères identitaires et la continuité entre trois dimensions construites selon plusieurs oppositions fondatrices de l’humain.
– Celles du « plaisir/déplaisir », qui sont à l’origine de mouvements de projection et de rejet du mauvais à l’extérieur,
– Celles du « lien/non-lien » et du « moi/non-moi », qui se mettent en place au sevrage et génèrent un sentiment de perte d’unité,
– Celles du moi/objet total (ego) – non moi/objet total (alter), liées et séparées, qui supposent la pensée de la séparation. A ce moment, le sujet intègre l’idée de ne pas être le seul objet d’amour de l’autre, reconnaît l’existence de différences de sexes et de générations et acquiert ainsi l’idée du «même/non-le même »,
– Celles de la différenciation entre le monde familial et la société qui l’introduit, au sens du « nous/non-nous ».
La seconde topique (1923) fait une large place aux relations objectales et au travail de deuil comme fondement du moi : « Le caractère du moi résulte de la sédimentation des investissements d’objets abandonnés » (Le moi et le ça).
Selon Freud, l’enfant, pour faire face à la souffrance issue de la reconnaissance des limites de sa toute-puissance et de sa dépendance à l’autre, met en place un certain nombre de défenses, comme la projection, l’incorporation (1915), l’introjection et l’identification. Ce dernier processus constitue la forme la plus primitive de l’attachement affectif à un objet, par une sorte d’introduction de l’objet dans le moi. L’enfant, en s’identifiant à l’autre, intériorise certaines de ses compétences et une partie de sa puissance, sans se confondre avec lui, ni se fondre en lui dans une fusion mortifère. Par le jeu de ces identifications, les individus établissent une barrière plus ou moins souple et/ou étanche entre eux et les personnes qui les entourent, ce qui leur permet de jouer, avec angoisse et/ou plaisir, entre des mouvements de séparation et des mouvements de fusion avec l’autre. Pour acquérir la « capacité d’être seul » (Winnicott, 1956), il faut avoir vécu la présence d’un autre, dans des conditions satisfaisantes, c’est-à-dire avec un autre pas trop intrusif ; ainsi c’est dans l’expérience de la présence que la capacité d’être seul s’enracine. Roussillon (1991), quant à lui, parle de capacité de s’absenter en présence de l’autre, qui nécessite que l’objet interne ne soit pas trop persécuteur et l’objet externe pas trop intrusif.
Au départ de la vie psychique, nous pouvons poser l’hypothèse avec Freud qu’il n’existe rait pas de différences radicales entre l’investissement d’objet et le processus d’identification, puisque dans le premier lien, l’essence même de ce qui deviendra l’être ne peut se constituer sans l’autre. Toute la vie « je est un autre » ou, comme le dit Alain de Mijolla (1976) « notre moi est un je pétri des autres ». Autrement dit, il y a une concomitance qui s’ignore comme telle au départ entre l’expérience de soi et l’expérience de l’autre. Par la suite, cet autre intériorisé, s’il ne devient pas un objet « froid » impensable, intransformable, peut être intégré à la vie intrapsychique du sujet pour la nourrir, la faire évoluer de manière structurante. Pour que les différenciations soi/autres puissent s’imposer, sans conduire au meurtre réel ou au mimétisme stérile et aliénant, une des conditions est l’existence d’un fond commun : la culture. Laquelle est une dimension partagée qui permet d’encadrer ce processus par une sorte de fiction partagée pacificatrice et bienveillante qui garantit une communauté d’existence transcendant les différences. Cette enveloppe culturelle évite au sujet d’avoir à se confronter, sans tiers, à la question de sa propre finitude et à ses manques. En effet, pour rester et se sentir « un » lié à d’« autres » dans un certain contexte sociétal, chacun doit se protéger par de multiples enveloppes de natures diverses (tactile, sonore, visuelle, culturelle…) qui assurent les fonctions de liaison, de protection et de transformation.
Le processus qui conduit progressivement à la construction du « moi » / « non-moi » passe par l’étape où l’autre impose sa propre existence comme limite à celle du sujet, l’objet « seulement suffisamment bon » comme dirait Winnicott (1947) surgissant suite à la frustration ressentie. Il y a donc une tension imaginaire entre « tu » et « je », l’un pouvant être le double identificatoire de l’autre.
Frère comme objet psychique
Face à son caractère inachevé, à son incapacité à différencier, dans un premier temps, le « dedans » du « dehors », l’extérieur de l’intérieur, Winnicott (1947) imagine l’existence chez le bébé d’un besoin interne qui le pousserait à créer, de manière hallucinatoire, un objet subjectif, apte à lui apporter satisfaction. C’est à l’intérieur de cet espace d’illusion que l’enfant peut exercer son omnipotence imaginaire, créer l’objet qui, en fait, lui a été donné. Il insiste sur l’importance du corps dans la construction des limites, ceci non seulement dans le cadre du contact peau à peau mais dans le dialogue tonique et plus généralement dans tout ce qui passe par les sens.
Si, au début de la vie de l’enfant, la capacité d’illusion s’expérimente dans le contexte du lien mère-enfant, ces expériences d’illusion et d’omnipotence s’exerce aussi dans le cadre de l’espace transitionnel avec les frères et sœurs. Si la différenciation parent/enfant est le fruit d’un processus complexe dans lequel la mère et l’enfant et son environnement ont un rôle actif, celle qui progressivement émerge entre enfants est également le fruit d’une évolution.
Une petite fille de 2 ans regarde son petit frère de 10 mois qui marche à 4 pattes. Elle l’imite, rit, agit comme lui sur le plan moteur, sur le plan des vocalises, le bébé rit. Progressivement, la petite fille se lasse, se remet debout, pousse d’un coup de pied son frère et lui dit « tu n’es qu’un gros bébé, tout bête » ; elle le toise alors du regard, fière de marcher sur ses deux jambes. Imitant son frère, elle renoue avec ce qu’elle a été, elle tente de sentir, vivre ce qu’il vit pour mieux le comprendre « de l’intérieur », mais elle expérimente également leur différence puisqu’elle peut faire « comme » lui, mais lui ne peut faire « comme » elle. Lui donnant un coup de pied, elle lui fait payer le prix du renoncement à ne plus être, elle aussi un bébé, tout en expérimentant le plaisir de la domination et de la maîtrise que ce renoncement permet.
Dans ce processus, le frère n’est pas totalement l’équivalent du tiers, car le tiers, le copain de la crèche, de l’école, n’a pas en commun avec elle un père et/ou une mère dont ils sont tous les deux objets du désir. Via les frères et sœurs, ces « presque mêmes », ces objets trouvés/donnés par les parents – et créés par les enfants, manipulés dans cet espace de l’entre-deux, le sujet peut rêver et manipuler de multiples facettes de sa réalité interne comme externe. Il pose ainsi les bases de la construction de ses capacités à opérer des substitutions, des transferts dans ses actes et ses pensées : ce qui l’aidera à jouer souplement de ses capacités à se dédoubler, à réparer, à lier les temps réel et imaginaire, espace réel et imaginaire, corps et esprit.
Les frères et sœurs ont un rôle central dans ce processus qui favorise la construction des « mécanismes d’interprétations interpersonnelles » ou « capacités réflexives », grâce auxquels l’enfant parvient à se « penser pensant » (Golse, 1998). Ce qui n’est pas sans rappeler Anzieu (1974), lorsqu’il faisait remarquer que celui qui touche, se sent, en même temps, touchant. Stern (1989) parle « d’harmonisation des affects » ou « d’accordage affectif » qui permet aux partenaires de faire l’expérience d’une communication intersubjective. La répétition, dans le temps, des manifestations de cet accordage permet à l’enfant de se sentir reconnu comme ayant des états mentaux et d’acquérir la certitude que, comme lui, l’autre est habité d’états mentaux subjectifs. C’est dans la dynamique de ces interactions, avec les figures d’attachement, que l’enfant construit des images mentales de lui-même et des autres.
Bowlby (1978) parle de « modèle interne dynamique d’attachement » qui s’intègre à la personnalité du sujet et oriente ses appréciations de l’autre et ses réponses. Jaïtin (1998) voit dans le lien fraternel une sorte d’« enveloppe de pensée » et Eiguer (1987) souligne la place du narcissisme dans le lien fraternel et dans la construction du lien familial.
Fratrie : groupe de sujets indifférenciés
Dans la version de Pausanias, l’image dont Narcisse tombe amoureux, est celle de sa sœur jumelle, Echo, morte. Narcisse et Echo sont entourés d’une enveloppe visuelle (la voyant, il croit se voir) ; d’une enveloppe sonore (lorsqu’il émet un son, elle le reproduit, mais en son contraire) ; tactile (dans le ventre de leur mère, ils étaient peau à peau). Ces enveloppes contribuent à ce que Narcisse, croyant aimer sa sœur, en fait, s’aime lui-même. Cette illusion de l’amour objectal conduit à la négation de l’existence d’un autre et, de fait, à la mort du sujet : « je » et « tu » se co-construisant ; nier le « tu » revient à ne pouvoir exister comme « je ». A ce moment, l’autre frère n’est pas un tiers dans le cadre d’une triangulation œdipienne mais bien un objet avec lequel le sujet entretient des liens complexes faits de projection et d’identification. Le frère n’est alors qu’une image identificatoire sur laquelle le sujet s’étaie pour se constituer comme sujet (Lacan, 1938). Fellous (1992) remarque : « Qui peut dire que la sœur n’est pas aussi un bout de soi ? Qui peut prouver que ce corps issu du même ventre n’est pas aussi une partie de son propre corps ? Ou du moins aurait pu être son propre corps ? » (p.110).
La clinique de l’enfant malade ou handicapé met souvent le praticien face à l’existence d’un fantasme de « groupe fratrie » comme un « tout », un « seul corps dispatché dans plusieurs parties ». Un frère parle de lui et de son frère comme étant un « iceberg » : son frère aurait la partie visible de la maladie, lui une partie invisible ; à eux deux, ils sont un tout ; une sœur se dit « siamoise » avec sa sœur handicapée ; une autre dit qu’elle est avec ses sœurs comme les doigts d’une seule et même main, la seule particularité de cette main là étant qu’un des doigts est « mal foutu » ; une autre encore parle de sa sœur comme l’ombre d’elle-même. Parfois les enfants fantasment qu’ils fonctionnent comme des « vases communicants » ; « je te donne ma force en maths et tu me donnes ta force au memory », dit une petite sœur à son frère mongolien, « comme cela on sera pareils capables » ajoute-t-elle. Le frère est fantasmatiquement parfois un double, parfois un complément.
S’exprimant ainsi, les enfants cherchent des métaphores pour figurer leur étrange sentiment de faire un « tout » avec l’autre et l’angoisse que ce délicieux sentiment suscite. Ils mettent également en scène le fait que l’ontologique dépendance de l’humain à l’autre fait miroiter comme un idéal un espace où il n’y aurait pas de différence entre soi et l’autre, pas de rivalité, de jalousie, de différence ni donc de manque.
Frère, obstacle à éliminer
Le fait que le frère peut effectivement se révéler différent, « plus » que soi, « autrement » que soi peut susciter angoisse et colère. La douleur que cette réalité de l’autre impose au sujet peut conduire au désir de le tuer pour prendre sa place, éliminer ce qu’il oblige à voir, de se tuer pour ne plus avoir à souffrir cette confrontation, de se mutiler ou d’accepter d’être mutilé psychiquement ou dans la réalité pour lui donner ce qui lui manque ou prendre ce qui manque.
Ce n’est que très progressivement que les enfants dans un corps à corps au quotidien apprennent à gérer leur agressivité et celles des autres et ils savent la fragilité de ce qui sépare le « désirer faire mal » et le « faire mal pour de vrai ». Autrement dit, leurs conflits intrapsychiques et intersubjectifs du moment et la fragilité de leurs défenses leur font craindre les effets sidérants de la toute puissance de la pensée. Ce n’est qu’en grandissant que, progressivement, l’enfant apprend à passer par la pensée avant de commettre l’acte. Alain a eu une adolescence difficile faite de passages à l’acte violents sur l’autre et sur lui-même, jusqu’à ce qu’un suicide le conduise à commencer une psychothérapie. Ce travail de pensée lui a permis de comprendre qu’il cherchait à s’alléger du poids de la mort de son frère dont il s’estimait coupable. Il a tenté de se punir (suicide) et cherche à être puni (actes délinquants). Ainsi, il continue à être persuadé que c’est lui qui, à 6 ans, a été à l’origine de la mort de son frère de 8 ans en lui envoyant le ballon sur la tête lors d’une partie de football. En fait, ce dernier avait succombé à une malformation cardiaque ignorée jusqu’alors. Cela a été dit à Alain à l’époque, mais lui sait que, par vengeance, durant la partie, il a fait exprès de lui envoyer le ballon de manière à lui faire mal, il avait d’ailleurs été réprimandé pour cela.
Dans la panique qui a fait suite à la mort sur le terrain, l’entraîneur avait oublié cet incident, Alain, lui, est convaincu d’avoir commis un fratricide. Persuadé que les adultes se « trompaient » en invoquant la maladie de cœur, il n’a pu, à cette époque, confesser sa faute, et, de ce fait, n’a pu la réparer dans le contexte de liens socialisés aux autres. Alain en voulait à son frère mais au moment où il a jeté le ballon, il ne cherchait pas à « tuer » son frère. De son côté, Bergman (1987) dans une autobiographie dit avoir cherché, enfant, à « tuer » sa sœur. Nous mettons ici tuer entre guillemets car la notion de mort chez l’enfant est évidemment complexe et ne se construit que progressivement. Voilà comment le cinéaste raconte une scène qui se serait passée, selon lui, alors qu’il avait 4 ans et que sa sœur, « personnage gras et difforme », venait de naître. Evidemment compte tenu de son âge, il s’agit d’une reconstruction de l’adulte devenu artiste. « Mon frère et moi, à l’ordinaire ennemis mortels, faisons la paix et nous élaborons différents plans pour tuer l’infâme créature. Pour une raison ou une autre, mon frère estime que, de nous deux, c’est à moi d’accomplir l’acte qui s’impose. J’en suis flatté et nous cherchons l’occasion propice. Par un après-midi silencieux et ensoleillé, je me crois seul dans l’appartement et je me glisse dans la chambre à coucher de nos parents où la chose dort dans son panier rose. J’avance une chaise, je grimpe dessus et me voilà debout à contempler ce visage bouffi et cette bouche baveuse. Mon frère m’avait pourtant donné des indications claires sur la manière de m’y prendre. Mais je les avais mal comprises. Plutôt que de serrer la gorge de ma sœur, j’essaie de comprimer sa cage thoracique. Aussitôt, elle se réveille, elle pousse un cri perçant, j’appuie ma main sur sa bouche, ses yeux d’un bleu délavé louchent et me fixent ; pour avoir une meilleure prise, je fais un pas en avant, je perds pied et je tombe par terre. Je me souviens que l’acte en lui-même s’est accompagné d’une violente volupté qui s’est vite changée en horreur » (p. 11).
Aucun mouvement d’identification à ce bébé n’était alors envisageable, Cyrulnik (1993) rappelle que : « Pour que la violence de l’un s’impose à l’autre… il faut qu’il n’y ait pas de représentation du monde de l’autre et qu’une absence de communication empêche la contagion des émotions et des idées. » (p. 111). Lorsque l’enfant a une identité mal assurée, n’a pas accès à l’ambivalence, il peut rapidement passer de mouvements agressifs à des mouvements d’autoagression, dans un contexte de dépression. Il peut alors être victime d’accidents à répétition, voire, en particulier, à l’adolescence, faire des tentatives de suicide. Il ne veut alors pas mourir, mais cherche à dire sa souffrance et son désir qu’on lui prête attention. Se faisant mal, il arrive également qu’il cherche à se punir d’être ou d’avoir été un « mauvais frère ».
Caïn et Abel
Comment parler de la fratrie sans évoquer le mythe de Caïn et Abel, fils d’Adam et Eve, couple de la genèse qui a donné naissance au « complexe de Caïn » – proposé par Baudouin en 1932 – pour désigner le lien fraternel tissé de désirs de séduction, d’agressivité, d’amour et de haine. Comme le rêve, le mythe porte des traces des origines de l’être et offre des possibilités quasi inépuisables, à l’élaboration de nouvelles hypothèses heuristiques. Son caractère simplifié et symbolique condense, de façon fragmentaire, divers fondements de l’histoire de l’humanité. Comme la fable, sous le voile d’une fiction, il évoque la complexité de la construction de l’individu dans ses liens avec les autres.
L’histoire de Caïn et d’Abel est contenue dans les vingt-six versets du chapitre IV du livre de la Genèse, dont la rédaction date du règne de Salomon, autour de 970-931 av. J.C. et dont voici un extrait (éd. La Pléiade). « L’homme connut Eve, sa femme ; elle conçut et enfanta Caïn, elle dit : “J’ai acquis un homme grâce à Yahvé”. Elle enfanta ensuite son frère Abel. Abel fut pasteur de petit bétail et Caïn cultivateur du sol. » Il advint au bout d’un certain temps que Caïn apporta des fruits du sol en oblation à Yahvé. Abel, de son côté, apporta le premier né de son petit bétail, avec leur graisse. Or Yahvé eut égard à Abel et à son oblation, mais à Caïn et à son oblation, il n’eût pas égard. Caïn en éprouva une grande colère et son visage fut abattu. Alors Yahvé dit à Caïn : « Pourquoi éprouves-tu de la colère et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne te relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à la porte : son élan est vers toi, mais toi, domine-le ! » Caïn dit à Abel : “Allons aux champs !” et, comme ils étaient aux champs Caïn se leva contre Abel, son frère, et le tua. Yahvé dit à Caïn : “Où est Abel, ton frère ?”. Il dit : “Je ne sais pas ! Suis-je gardien de mon frère ?” Après ce meurtre, Caïn est “condamné” par Yahvé à rester vivant et à errer sans fin. La faute qu’il a commise ne relève pas de la justice des hommes, puisqu’il porte sur lui “un signe” qui indique à ceux qui voudraient le tuer, pour venger Abel, qu’ils risquent d’être punis à leur tour au septuple. Au fil du temps, les écrivains ont donné des représentations très différentes des protagonistes de ce mythe. Les chrétiens virent en Caïn un paria, un meurtrier froid sans repentir, Abel figurant l’homme juste, le pasteur innocent et persécuté. Ces images contrastées culminent dans La cité des Dieux de Saint Augustin (413-427) où Abel incarne la sainteté et Caïn, la méchanceté.
Caïn s’aime trop pour aimer Dieu et n’a accès qu’à la cité terrestre, alors qu’Abel aime tellement Dieu qu’il s’oublie lui-même et a ainsi accès à la cité céleste. Caïn appartient à la cité des hommes, Abel, à celle de Dieu. Le premier est citoyen du monde, le second, étranger au siècle où il vit, n’a pas à fonder de ville, car la cité des saints est dans le ciel. Dans les années 1500 s’esquisse l’image d’un Caïn habité par le doute, le remords, le repentir. En 1732, dans Der Tod Abels de Klopstock, Caïn tue son frère dans un moment de colère qu’il regrette. C’est au XIXème siècle que la littérature commence à donner une place importante à la sœur d’Abel et de Caïn et à réhabiliter ce dernier, perçu comme victime d’un Dieu injuste, voire d’un faux Dieu (Byron, 1821). Caïn est alors l’image de la victime expiant les fautes commises par d’autres, celle du mal qu’il faut absoudre et pardonner, puisqu’il est en quelque sorte poussé au crime par son père Yahvé et par sa mère. De ce fait, il ne peut être considéré comme portant l’entière responsabilité de son acte.
Le mythe d’Abel et Caïn interroge le fratricide sur un double registre. Dans un registre narcissique, les deux frères, Abel et Caïn confondus, ne pouvaient exister ensemble, l’un devait mourir pour que l’autre vive : « pousse-toi de là que je m’y mette ». Dans ce cas, tuer le frère, c’est affirmer son impossibilité à parvenir à l’individuation, son propre sentiment d’identité ne pouvant exister, celle-ci étant liée et séparée de celle de l’autre. Le fratricide signe alors l’incapacité à se dédoubler et à instaurer le sentiment d’altérité. Celui qui est tué, n’est pas « l’autre » mais soi, incarné dans l’autre, le tueur est alors mutilé d’une partie de lui-même.
A contrario, ce mythe, lu dans un registre familial oedipien, instaure l’idée de deux enfants devant se positionner par rapport au désir parental : qui, de moi ou de toi, mon père préfère-t-il ? Dans ce mythe, c’est le père qui énonce clairement la préférence, ce qui conduit à interroger les fantasmes parentaux inconscients qui préparent le terrain du passage à l’acte meurtrier. Si Caïn est jaloux de son frère, il l’est d’autant plus que le parent le pousse à ressentir ce sentiment. Voir ses enfants s’entre-tuer pour lui, renvoie dès lors le père à la désirabilité de son amour. Ainsi, instaurant cette préférence entre ses enfants, c’est son rôle central dans le lien fraternel que les enfants sont conduits à confirmer, ajouterions-nous, pour le plus grand plaisir de l’adulte, fût-ce au prix d’un meurtre.
Etre et/ou devenir l’autre…
Un enfant mort, quel que soit le stade de la grossesse ou de la vie auquel l’événement se produit, continue à exister dans le psychisme familial et dans celui des frères et sœurs. Ceci de manière d’autant plus importante que, pour les parents, l’un de leurs enfants vivants est vécu comme l’incarnation de celui qui est mort. « L’enfant de remplacement » peut, soit devenir l’autre, s’aliénant alors d’autant (Vincent Van Gogh), soit tenter désespérément de s’en différencier (Salvador Dali), soit en quelque sorte devenir les deux en incarnant soi et le frère mort (Victor Hugo).
Van Gogh
Né le 30 mars 1853, Van Gogh, peintre expressionniste, s’appelle Vincent comme le plus jeune frère de son père, comme son frère aîné décédé 1 an avant sa naissance, comme son grand-père paternel et son neveu, le fils de Théodorus qui porte, lui le prénom de son père. Le dernier enfant de la famille s’appelle « Cornelius-Vincent » (la mère s’appelant Anna-Cornélius). Dans la famille deux Vincent ne peuvent co-exister : le peintre conçu trois mois après le décès de son aîné appelé Vincent à un moment où, probablement, ses parents n’avaient pas encore fait le deuil de leur aîné, se suicide quatre mois après la naissance du fils de Théo qui se prénomme Vincent. Lorsque Théo annonce à Vincent que son filleul s’appellera Vincent, le peintre affirme qu’il préférerait être mort avant qu’un membre de la famille ne porte son prénom. Après le décès de Vincent-peintre, c’est Vincent, le fils de Théo qui devient l’héritier des œuvres de son parrain. A 12 ans, Vincent est envoyé en pension, ce qui contribue à installer chez lui un douloureux sentiment d’abandon. Vincent, le peintre, disait que, sans son frère Théo, sa peinture n’aurait jamais existé, que si lui peignait, son frère l’accompagnait, l’encourageait et le soutenait financièrement. Il est probable que ce lien fraternel aurait été différent si, entre eux, il n’y avait pas eu un petit frère mort. Théo est le seul de ses 5 frères et sœurs avec lequel il peut partager ses passions. Beaucoup des biographes du peintre disent que Théo pousse son frère à devenir l’artiste que lui-même rêvait d’être et s’interdisait de devenir. Finançant Vincent, Théo peut symboliquement se dire que les œuvres leur appartiennent à tous les deux. Toutefois, il ne peut ignorer que Vincent, quand il signe, le fait de son seul prénom, passant ainsi sous silence ce qui les relie et qu’ils partagent, leur famille, et mettant en avant un prénom commun à plusieurs membres de la famille et différent de celui de Théo.
Dans une biographie de Van Gogh, Perruchot (1955) souligne que tout au long de sa vie, notamment dans les lettres qu’il envoie à Théo, Vincent exprime l’idée qu’il ne sait pas qui il est, que quelqu’un l’habite qui, selon les moments, lui veut du mal ou du bien. Dans un extrait de poème, recopié par Théo pour Vincent, on retrouve l’importance d’un enfant mort. « Qui me délivrera pleinement, pour toujours, Du corps de ce mort, sous le joug ployé ». C’est Théo qui incite Vincent à se consacrer à la peinture, il peint plus de cinquante autoportraits. Le premier date de la mort de son père en 1885, les plus nombreux, de ses deux années parisiennes, période où il vit près de Théo.
Nous pouvons formuler l’hypothèse que les autoportraits sont une tentative de Vincent pour donner existence et forme à une réalité qu’il sent lui échapper : ce qu’il est. Autrement dit, il cherche à figurer en image, perceptible par tous et donc par lui, ce qu’il ne peut sentir psychiquement. Il peut également tenter de représenter non pas ce qu’il est mais « l’autre » celui qui l’habite et l’empêche d’être. Mis « au dehors », cet autre pourrait devenir moins menaçant plus facilement apprivoisable, maîtrisable, moins étranger et donc moins inquiétant. Ces autoportraits sont, en fait, paradigmatiques de la complexité de ce qui se joue pour un sujet donné entre « réalité psychique » et « réalité extérieure ». Comme Dali, il est probable que Vincent sent qu’il « héberge » celui que ses parents n’ont pas cessé d’investir, l’aîné de la famille qui portait le prénom de leur grand-père et qu’ils n’ont pu protéger de la mort. Le peintre vit de façon dramatique ses ruptures sentimentales, et son avidité d’amour effraie les êtres sur lesquels sa passion se porte. Les personnes qui ont côtoyé Vincent rapportent qu’il avait besoin d’un amour absolu. Peut-être eut-il ainsi récupéré l’amour que sa mère lui avait porté, mais qui s’adressait fantasmatiquement à son frère mort. Il craint peut-être aussi que, comme pour son frère décédé, l’amour reçu ne suffise pas à le maintenir en vie. Vincent veut que l’amour vienne à bout de tous les maux et impose sa loi au monde. Quand il est témoin des ravages d’une explosion de grisou, il se dépense sans compter pour sauver les hommes de la mort. Quand il y parvient, il jubile et estime avoir réalisé une sorte d’œuvre d’art, égalant les dieux puisque la force de son amour a redonné vie à ceux qui auraient pu mourir. Ce faisant, il réussit où ses parents ont échoué puisque, malgré l’amour qu’ils portaient à leur premier enfant, eux ne sont pas parvenus à le maintenir en vie.
En dix-huit ans, Vincent a écrit à Théo plus de 652 lettres, il porte la dernière sur lui quand il se suicide. Vincent dépend financièrement de son frère qui, en échange, est propriétaire de ses toiles. Mais ce dernier ne parvient jamais à les vendre, ni à en organiser une exposition ; c’est sa femme qui le fera après sa mort. Comme si, entre eux, la dette ne pouvait jamais se solder. Vincent réagit de manière violente au mariage de son frère, craignant peut-être que ce lien fraternel, mortifère mais nécessaire à sa survie, ne se brise ou ne se modifie avec l’introduction d’un tiers. Il est manifestement jaloux du bonheur de Théo et s’en veut de ressentir ce sentiment. En 1884, Vincent écrit à son frère : « Nous nous trouvons de nouveau face à face, encore qu’il n’y ait pas à vrai dire de barricades…. Et nous nous trouvons, à mon avis face à face, dans des camps différents, il n’y a rien à faire que tu le veuilles ou non, toi tu dois continuer, moi je dois continuer. Mais puisque nous sommes frères, il ne faut pas que nous nous entre-tuions. Quant à nous aider comme deux hommes qui se trouvent côte à côte dans le même camp c’est impossible, car si nous devions chercher à nous rejoindre, nous risquerions de nous trouver sous le jeu de l’autre. Les mots irritants qui me viennent sont des balles tirées, non pas sur toi qui es mon frère, mais bien en général sur le parti dans lequel tu te trouves. Je ne me crois pas non plus directement visé par les mots irritants qui viennent de toi. Mais tu tires sur la barricade … et il se fait que moi, je me trouve derrière… » (Perruchot, 1995, p.105). Après la mort de Vincent, Théo sombre dans la dépression ; il essaie d’attenter à la vie de sa femme et de son fils et décède en Hollande en 1891, 6 mois après Vincent. 23 ans plus tard sa femme fera déposer ses cendres dans le cimetière d’Auvers sur Oise auprès de Vincent.
Il est évident que le seul fait que la naissance de ces deux frères ait été précédée de la mort d’un aîné ne permet pas d’expliquer le destin génial et tragique de ces deux hommes, toutefois on peut percevoir chez eux, comme chez d’autres créateurs, cette tentative, via l’art, de donner forme à un vide ressenti et/ou de transformer un « objet intériorisé » persécutant en un objet moins aliénant.
Victor et Eugène Hugo
Comme Vincent et Théo, Victor et Eugène Hugo ont tous les deux un talent littéraire, et l’un a d’une certaine manière été créateur pour « deux ». Victor Hugo a deux frères, Abel et Eugène ; ce dernier, comme lui, a des talents littéraires et sera envoyé en pension alors qu’Abel restera près de leur père. Quand Eugène et Hugo écrivaient de la pension à leur mère, ils signaient d’un « nous » symbolisant ainsi le fait que fantasmatiquement ils pouvaient ne faire qu’un. C’est Victor qui eut l’initiative de la différenciation entre les deux frères, ce qu’Eugène supporta mal. Au fur et à mesure que le talent d’Hugo s’affirmait et qu’il était reconnu, Eugène s’effaça au point de ne plus écrire du tout. Eugène fut interné peu après le mariage de Victor et mourut à l’asile en 1837, il laissa à Hugo son titre de vicomte. La culpabilité de Hugo résultant du sentiment de l’avoir abandonné apparaît dans la manière dont il évoque la figure d’Eugène dans certaines œuvres comme dans Les Jumeaux et les poèmes du 6 juin 1837 : « Tu vas donc dormir sur la colline, Mon pauvre bien-aimé ! » Rappelons-nous que, dans l’œuvre de Victor Hugo, le bonheur de l’innocent est souvent dû au sacrifice d’un autre. Tout porte à croire qu’Eugène a continué à « habiter » Victor qui, en quelque sorte, l’a fait exister dans ses œuvres. Cette situation ne l’a pas empêché de faire reconnaître la valeur de son œuvre, n’ayant pas, comme Van Gogh, le sentiment d’usurper cette gloire. Aussi, non seulement le décès de son frère n’a-t-il pas attiré Victor vers la mort, mais le frère mort a été, pour celui qui a continué à vivre, une source d’inspiration.
Salvador Dali
Salvador Dali a un frère, qui, de santé fragile, meurt jeune, avant sa naissance. Lors d’une émission de télévision avec le théâtralisme et la dérision dont il fit un art, l’artiste raconte : « On parlait toujours de moi par rapport à mon autre frère mort : il faut lui mettre un cache-nez parce que l’autre frère s’est enrhumé à cette occasion. Alors je n’étais pas moi, j’étais le frère mort. » Il poursuit « Grâce à cette espèce de jeu constant de tuer par mes excentricités la mémoire de mon frère mort, j’ai réussi le mythe sublime des Dioscures, Castor et Pollux : un frère mort et l’autre immortel » (Incroyable Monsieur Bébé Antenne 2, 1989, cité par Rabain, 1985 p.2573). Privé des interactions réelles avec son frère, Dali a établi un lien avec le frère qui existait dans la tête de ses parents. Toute sa vie, dit-il sublimement souffrant, il a tenté de se défendre d’effacer, de tuer l’autre en l’incarnant. Destiné par les adultes à faire revivre ce double fragile et aimé, il a mis toute son énergie psychique au service du refus de cette mission. Ainsi, à sa manière, il a cherché à sauver son frère mort en n’existant pas à sa place, en devenant autre chose que ce que ses parents avaient décidé.
Conclusion
Tout humain est pétri des autres, mais ces autres sont, comme le dit Alain de Mijolla (1978), « envahissants », « structurants » ou « aliénants ». Cet auteur insiste sur le conglomérat d’objets propres à susciter une identification chez le sujet. Repoussant l’idée classique d’une identité personnelle et fixe, stable et définitivement atteinte au déclin de l’Œdipe, l’auteur préfère l’idée d’une identité en mouvance, susceptible d’adopter comme modèle, tout à tour, différents personnages « connus » ou « inconnus » gardés dans les tiroirs étanches de la mémoire familiale. Ces « objets » « visitent » le moi dans les rêveries où l’on fait et défait liaisons, amours, naissances. Il utilise le concept de « fantasmes d’identification » pour parler des « autres en nous » et montre qu’un individu peut être habité successivement par plusieurs personnages différents, ce qui donne une perspective dynamique à la construction de la personnalité. Ces multiples identifications seront d’autant plus « utiles » à la structuration psychique du sujet qu’il n’en sera pas prisonnier et pourra en jouer souplement. Si tel est le cas, ces « êtres en lui » l’aident à advenir comme sujet, surtout s’ils sont valorisés par la famille et/ou la société, si leur « présence » n’aliène pas le sujet et ne lui donne pas l’impression de ne plus savoir qui il est, comme ce fut le cas pour Vincent Van Gogh.
Ces « visiteurs » ne sont pas toujours faciles à identifier et sont parfois masqués par des identifications-écrans, plus facilement « avouables » et accessibles à la conscience. Les identifications peuvent donc fonctionner comme des défenses. Né après un enfant décédé comme Vincent Van Gogh ou Salvador Dali, l’enfant de remplacement est pris dans un réseau de projections parentales qui ne lui permet pas de faire une place à l’autre en lui qui puisse se conjuguer autrement qu’en terme de « ou lui ou moi ». Vivre c’est accepter le meurtre de soi ou de l’autre, la co-construction-transformative n’étant pas possible. Wilden (1983) étudie comment une logique du « ou bien ou bien » (compétition) s’oppose à celle du « à la fois…et » (de coopération). Ces situations montrent de manière saisissante que le « tu » et le « je » sont co-construits et non donnés, elles soulignent également l’importance en cas de décès d’un enfant, d’être attentif à la manière dont chacun des autres, de façon singulière, continue à vivre, à se structurer sur le plan psychique avec cet autre qui brutalement s’est absenté de la réalité et existe dès lors uniquement comme un objet intériorisé.
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