Du fait de leur (s) déficience (s), les personnes handicapées sont différentes des personnes qui ne le sont pas : leur particularité ne fait pas pour autant d’elles des sous hommes dénués d’expériences. Au contraire, ces spécificités peuvent apporter leur lot de contributions utiles à l’humanité même si elles ne sont pas immédiatement accessibles pour le commun des mortels. Leur différence tient en plusieurs points mais un seul les résume tous : les personnes handicapées ne parlent pas également les langues locales et de ce fait elles nous sont peu compréhensibles. Sourds natifs adeptes de la langue des signes française et malentendants oralisant différemment, nous ne pouvons avoir avec ces deux populations les mêmes relations, car elles maîtrisent inégalement la langue dont nous disposons.
Les personnes handicapées parlent des langues : certaines oralisent, d’autres signent, d’autres enfin, et la variété est infinie parlent des langues corporelles spécifiques. Selon la ou les déficiences, l’oralisation sera plus ou moins maîtrisée, le bégaiement, l’écriture plus ou moins correcte, la dyslexie, les comportements gestuels, plus ou moins adaptés car la personne affectée de tremblements aura des difficultés à réaliser les tâches que son employeur attend légitimement d’elle car juridiquement le contrat de travail les lie. Et que dire de l’infirme moteur cérébral aux gestes peu stabilisés et à l’oralisation chaotique !
Du fait de leur maîtrise approximative des langues en vigueur – la formation générale puis professionnelle préparant à l’obtention d’un emploi est une langue locale au pays du salariat – les personnes handicapées appartiennent à l’ensemble flou des étrangers car ces derniers ont comme caractéristiques de mal, et parfois pas du tout, parler les langues locales. Si les personnes handicapées parlent bel et bien des langues qui expriment et traduisent leurs multiples expériences, pour qu’elles soient socialisées et comprises de nous, il convient qu’elles soient traduites par une multiplicité de traducteurs.
L’expérience du handicap
En rien elle n’est homogène, car les déficiences sont multiples et variées et ce, en fonction de nombreuses caractéristiques : déficience native ou acquise, génétique se déclarant à l’âge adulte ou accidentelle chez un adolescent pratiquant un sport à risque, induite par la vie professionnelle, les troubles musculo-squeletiques par exemple, ou relevant d’un cumul de comportements individuels accentuant des maladies invalidantes, tels que mal soigner un diabète pourtant connu… Quoi qu’il en soit de l’ensemble des personnes connues comme handicapées, elles présentent néanmoins et inégalement entre elles, deux caractéristiques : leur corps présente des déficiences et toutes ne sont pas visibles ; simultanément, l’environnement n’étant pas ou mal accessible, elles deviennent handicapées. L’expérience du handicap est donc double.
L’expérience de la déficience est d’abord corporelle et à ce titre ontologique. Stabilisée ou évolutive, unique ou plurielle, moment de sa survenue quand elle est acquise… la déficience s’impose au corps, c’est-à-dire à l’être corporel que nous sommes tous. Entre la personne et le monde la déficience s’immisce de façon permanente même si les personnes handicapées connaissent et gèrent différemment inconfort, douleurs, paix relatives dues à des traitements médicamenteux efficaces. Mais cette ontologie n’est pas seulement construite par l’aspect naturel et corporel de la déficience : elle l’est aussi par la relation que les personnes handicapées ont avec leur déficience. Quelle image ai-je de moi si je suis aveugle et quelle idée de la femme vais-je me construire si je n’ai comme informations que voix et parfums ? L’ontologie de la personne handicapée réside aussi dans l’expérience qu’elle fait de sa propre déficience, de la gestion qu’elle en aura et du rapport qu’elle entretiendra avec elle : la masquera-t-elle ou l’officialisera- t-elle ? Fuira-t-elle le stigmate ou le revendiquera-t-elle ? Toutes choses égales par ailleurs en fonction des déficiences et de leur visibilité, la personne handicapée construit plus ou moins l’adéquation entre elle et le monde et ce via la présentation de soi, cette carte maîtresse sans laquelle les relations sociales sont biaisées. En conséquence, elle aura tendance à traiter ses déficiences comme un objet hors d’elle et dont elle préservera autrui : quelle délicatesse que de vouloir le protéger d’une contamination symbolique ! Mais souvent cela se paie du silence, de l’euphémisation, de l’évitement soit l’absence de vérité sur soi. On peut imaginer qu’il n’est pas facile, jour après jour et du fait de la déficience, de faire l’expérience de l’inadaptation à l’ensemble de la vie sociale.
L’expérience de la déficience est aussi et simultanément sociale : de ce fait elle fait de vous une personne handicapée. Bien que de multiples progrès soient faits pour adapter les corps et rendre l’environnement accessible, la figure – et la métaphore – de la barrière s’impose dans sa vie. Multiples, ses barrières, réelles et symboliques, contreviennent toutes à une fluidité des circulations : les voitures mal garées et les poubelles mal rangées dans les espaces urbains, les décrochages de hauteurs dans les lieux accueillant du public, les gares routières et ferroviaires par exemple, les enseignants mal ou peu formés dans le dispositif éducatif accueillant les enfants handicapés… Malgré de très nombreux efforts entrepris, l’inaccessibilité de l’environnement, matériel mais aussi humain, reste pourtant la norme. Il renforce donc le sentiment que ce monde n’est pas pour moi qui suis handicapé : ses modalités d’existence et son ordre interne limitent ma liberté, de circulation dans l’espace par exemple, métaphore de toutes les autres.
L’expérience de la déficience, corporelle et sociale, est donc celle d’une double inadéquation au monde : mon corps est inadapté, décalé vis-à-vis des conditions générales de circulation et d’usage des corps et l’environnement reste pour une très large part inaccessible. En ce sens, cette inadéquation n’est pas si éloignée de celle que des valides peuvent ressentir : en cela, elles sont différentes en degré et non en nature. Mais si je ne peux faire, qui suis-je alors ? Compassionnelles et sensibles à leurs propres idéaux d’égalité, les sociétés démocratiques ont trouvé la solution idéale : la multiplicité des traducteurs.
La multiplicité des traducteurs
Depuis l’entre-deux-guerres, en France, le secteur du handicap s’est constitué à partir de l’activisme croissant du mouvement associatif qui a su se faire entendre de la vie collective pour qu’avec lui s’élaborent de multiples politiques publiques, fragmentées et nationales d’abord, plus territorialisées ensuite, notamment depuis les années 1980 avec l’accentuation de la décentralisation : avec les Maisons départementales des personnes handicapées, la loi de 2005 crée un guichet unique qui est un filtre d’accès aux multiples traducteurs s’adressant aux personnes handicapées. Bien qu’ils soient bien plus nombreux, trois traducteurs majeurs participent à l’effort collectif de traduction des besoins des personnes handicapées : les associations, les professionnels et la loi.
Les associations. Nombreuses et diverses, elles présentent deux caractéristiques : elles s’organisent autour d’une déficience qu’elles ont contribué à faire apparaître dans l’espace public, par exemple les maladies génétiques dans les années 1970 et suivantes ; voulant traiter les problèmes qu’elles ont officialisés et se prévalant d’une expertise qui leur est reconnue, pensons aux parents, elles s’offrent comme gestionnaires responsables d’une spécificité. Occupant un vide, la puissance publique leur donne mandat de traiter des situations qu’elle ne veut ni ne peut aborder, ou alors de loin, mais avec contrôle a posteriori ce qu’en 1967 François Bloch-Lainé avait théorisé dans son célèbre rapport : la société civile a négocié à son avantage l’émergence et le raffermissement du secteur. De ce fait, les associations ont été les premières traductrices des multiples spécificités correspondant aux déficiences que, dès lors, elles représentaient. D’une façon récurrente, elles mobilisent l’argument des besoins insatisfaits, le manque de place dans les établissements par exemple, pour renforcer leur légitimité.
Les professionnels. Le secteur du handicap s’est aussi développé car, en multipliant et diversifiant leurs activités, les associations ont organisé un espace dans lequel de nombreux et divers professionnels se sont engouffrés : soit qu’ils exercent en foyers d’hébergement, en établissements de travail, pour la formation et l’insertion professionnelles, dans le cadre des loisirs mais aussi pour l’accompagnement… En multipliant les catégories et types de professionnels, le secteur du handicap a organisé la rencontre d’une action sociale dont il relève et d’autres parties de la vie collective qui en étaient éloignées, le logement et les transports par exemple. En lien avec les représentations syndicales traditionnelles mais aussi forts d’avoir généré des représentations strictement professionnelles, ils ont pesé dans la mise en place de conventions collectives officialisant la réalité d’un secteur : efficaces traducteurs de terrain, ils ont, depuis plusieurs générations, acquis et renforcé la légitimité de l’outil dont on ne peut plus se passer car nul ne leur conteste leurs compétences étayées par un grand nombre de diplômes officiels entérinant leur professionnalité.
La loi. Plusieurs grands textes de loi votés en 1957, 1975 et 2005 par un Parlement consensuel ont signifié que la vie collective avait entendu les demandes émanant du secteur. Ils signalent une reconnaissance et par l’intermédiaire de l’attribution de ressources diverses – allocations, création d’établissements et de services spécialisés et généralistes – traduisent budgétairement une option de solidarité. Alors que la traduction juridique existant depuis l’entre-deux-guerres a été celle de la discrimination positive, elle prend aujourd’hui deux formes nouvelles : la non discrimination et l’accessibilité d’ailleurs diversement applicables et appliquées.
Ayant multiplié et diversifié les traducteurs destinés à mieux assurer la rencontre entre les personnes handicapées et nous, ne sont pas pour autant résolues les difficultés posées par la traduction des langues de la déficiences. La langue de l’autiste est-elle traduisible d’une part et d’autre part la multiplication des traducteurs dédiés à cette déficience contribueront-ils à la mieux connaître et comprendre ? Poser ces deux questions revient alors à poser celle de la traductibilité de cette langue, métaphore de toutes les autres langues parlées par les personnes handicapées, sans parler de la question de nos capacités et volontés d’écoute !
La traduction pose donc la redoutable question du contenu même des langues parlées par les personnes handicapées : l’onomatopée de l’autiste a-t-elle sens pour lui et si oui comment nous est-il accessible ? Confrontés à sa matière, comment l’interprétons-nous et avec quel bagage ? Face à cette énigme – qu’est-ce qu’il dit ? – nous rencontrons notre propre incapacité face au silence de la langue. Démunis, nous prenons le risque, mais -que faire ?-, de puiser dans nos savoirs et expériences pour donner forme et sens à ce qui n’en a pas. Alors que la traduction se présente comme accessibilité au sens et transfert dans la langue d’accueil, la nôtre, de ce qui est communicable dans la langue originale, la langue de la déficience, elle, révèle en même temps son incapacité à réaliser son programme. Sincèrement désolés de ne pouvoir comprendre ces langues étrangères parlées par les personnes handicapées, nous n’avons que deux solutions : multiplier les traducteurs dans l’espoir qu’ils accéderont au contenu de la langue, ce qui est bien improbable mais qui conforte notre volonté d’inclusion et de proximité ; au nom de l’argument que toute paix réside dans la séparation, pour eux et pour nous, maintenir à l’écart ces étrangers trop éloignés de nous car leur expérience n’est pas, mal ou peu traduisible.
Conclusion
La multiplication des traducteurs repose sur l’argument implicite de notre accessibilité aux langues parlées par les personnes handicapées. Quand l’enfant sourd natif est scolarisé dans le dispositif scolaire de droit commun, nous donnons naissance à une nouvelle profession, celle d’auxiliaire de vie scolaire qui traduit les consignes du maître et les demandes de l’enfant. Mais cet effort collectif de traduction, outre qu’il est coûteux, rencontre le délicat problème de la traduisibilité des langues silencieuses. La socialisation voulue par la traduction des langues étrangères produites par les déficiences devient dès lors une impossibilité logique. La réitération de nos efforts matériels traduit et illustre notre manière de nous rapporter à ce qui pour nous reste insensé.