Verbe et image
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Verbe et image

Comprendre, c’est tenter de fabriquer de l’intime avec du conventionnel. Lorsque je choisis de dire « les roseaux chantaient sous le vent », j’ai sélectionné des mots particuliers. Pour composer chacun d’entre eux, par stricte convention, un bruit spécifique est lié à un sens spécifique : le « bruit » (rozo) est lié au sens « roseau », le « bruit » () est lié au sens « vent », etc. Parce que nous parlons le français, nous nous sommes mis d’accord sur ces associations. De plus, j’ai organisé ces mots selon des règles conventionnelles ; c’est ainsi que j’ai placé « roseaux » avant « chantaient » pour indiquer qu’ils étaient responsables du « chant » ; ainsi j’ai utilisé « sous » pour indiquer la part prise par le vent dans cette action.

L’ensemble de ces conventions ne garantissent pas, malgré leur force, que l’expérience que j’ai vécue, sera reconstruite à l’identique par mon interlocuteur. Loin s’en faut ! Ces conventions ne font qu’activer avec plus ou moins de précision1 sa mémoire intime qui s’est, au fil de son existence, nourrie de tout ce qu’il a vu, ressenti, dit, entendu ou lu. Comprendre, c’est ainsi répondre à une sollicitation extérieure, exprimée sur le mode conventionnel, par la construction d’une représentation qui n’appartient qu’au « compreneur ». La même phrase déclenchera autant de représentations qu’il y aura d’interlocuteurs et cependant, toutes ces représentations, certes différentes, auront entre elles plus de choses en commun qu’avec celles déclenchées par une autre phrase. C’est là, la dimension paradoxale de la communication : nous avons à interpréter, au plus profond de nous-mêmes, la partition d’un autre. Pour qu’il y ait communication, il faut que cette interprétation soit éminemment personnelle mais en même temps scrupuleusement respectueuse des directives de l’Autre. C’est, me direz-vous, un défi analogue à celui que relève le musicien ; certes ! Mais le musicien rend publiquement compte de son interprétation alors que le « compreneur » effectue sa besogne dans le secret de sa boîte noire.

La question muette : « est-ce que j’ai été compris comme j’espérais l’être ? » est donc toujours présente ; comme doit être présente son écho : « l’ai-je compris comme il espérait l’être ? ». Cette incertitude partagée qui est au cœur de l’acte de communication en fait une aventure commune chaque fois renouvelée. Deux intimités se cherchent avec l’espoir obstiné d’un éblouissement partagé qu’elles savent impossible ou du moins exceptionnel. Les mots d’un autre m’invitent à un rendez-vous où je ne rencontrerai que moi-même mais dont je sortirai toujours quelque peu transformé. Parce qu’elle est incertaine, la communication linguistique qu’elle soit orale ou écrite exige autant d’obéissance qu’elle propose de liberté interprétative ; j’en accepte les devoirs, j’y exerce des droits.

Cet équilibre entre droits et devoirs est au cœur même de l’acte de lecture. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une balance ; une de ces vieilles balances qui, dans mon enfance, servaient à peser de grands cornets de papier gris contenant pois-chiches, haricots, sucre ou farine. Deux grands plateaux de cuivre suspendus chacun aux extrémités d’une barre de bois pivotante ; elle basculait avec un claquement sec lorsque la marchandise était déposée puis elle se rétablissait peu à peu jusqu’à l’équilibre à mesure que s’entassaient de l’autre côté les poids de fonte et de cuivre. Je me souviens que j’éprouvais une profonde satisfaction en voyant, l’espace d’un instant, les deux plateaux immobiles, au même niveau, avant que le marchand, dans un geste rapide et précis, n’enlève la marchandise et que ne claque à nouveau la barre entraînée par les poids. Imaginons que cette balance me serve à « peser » ma lecture.

Sur le plateau de gauche, je déposerais toute l’obéissance, tout le respect que je dois au texte et à son auteur. Cet homme ou cette femme a sélectionné des mots et pas n’importe lesquels ; il ou elle a choisi de les organiser en phrases selon des structures particulières ; il a décidé d’établir entre ces phrases des relations logiques et chronologiques significatives. Tous ces choix, fondés sur des conventions collectivement acceptées, constituent les directives que l’auteur a promulguées à mon intention dès l’instant où je me suis institué comme son lecteur. A ces directives, je dois infiniment de respect et d’obéissance.

Sur le plateau de droite, viendraient s’entasser mes intimes convictions, mes angoisses cachées, mes espoirs muets, mes expériences accumulées, parfois presque effacées. Tout ce qui fait de moi un être d’une irréductible singularité. Sur ce plateau, s’exercerait donc la pression d’une volonté particulière d’interpréter ce texte comme aucun autre lecteur ne l’interpréterait. Mes indignations ne sont pas celles d’un autre comme ne le sont pas mes enthousiasmes ni mes chagrins ; mes paysages ne ressemblent à aucun autre non plus que mes châteaux ; cette longue femme blonde dont je tombe amoureux au fil des pages n’appartient qu’à moi. Mais si, au fil des pages, c’est bien d’une femme blonde et élancée dont je rêve et non d’une petite brune boulotte, c’est parce que l’auteur a choisi d’utiliser les adjectifs qualificatifs « grande », « blonde » et « mince ». L’auteur tient ainsi la bride haute à mon imagination, il tient en laisse ma liberté de rêve et j’en dois accepter le joug, dût-il me peser.

Une lecture responsable établit ainsi un juste équilibre entre les deux plateaux de ma vieille balance : équilibre entre les légitimes ambitions d’interprétation personnelle et la prise en compte respectueuse des conventions du texte.

Tout déséquilibre pervertit l’acte de lecture. Lorsque le respect dû au texte se change en servilité craintive, au point que la compréhension même devient offense, s’ouvre le risque de ne donner à ce texte qu’une existence sonore en se gardant d’en découvrir ou d’en créer le sens. Mais lorsqu’au contraire, le texte n’est plus qu’un tremplin commode pour une imagination débridée, lorsque sont négligées par désinvolture ou incompétence les directives qu’il impose, on rend alors ce texte orphelin de son auteur ; on en trahit la mémoire ; on efface la trace qu’il a voulu laisser. Il faut d’ailleurs souligner que la grande majorité des jeunes en situation d’illettrisme ont une lecture qui contourne le texte et n’en fait qu’un prétexte à inventer un sens venu d’ailleurs ; ce constat donne à l’illettrisme une tout autre signification que celle qu’il aurait si il s’agissait d’un déchiffrage besogneux, syllabe après syllabe.

Je déteste aller voir un film lorsqu’il est tiré d’un livre que j’ai lu et aimé. Cela m’est arrivé une seule fois, il y a bien longtemps ; il s’agissait du film Les cavaliers inspiré du roman de Joseph Kessel. C’était un livre que j’avais adoré ; j’avais dû le lire une bonne dizaine de fois ; chaque fois avec un plaisir renouvelé, une curiosité aiguisée, un pouvoir d’évocation intact. J’ignorais tout de l’Afghanistan, je ne savais rien du jeu cruel du Bouskachi et je savais à peine monter à cheval. Et pourtant, j’avais senti dans ma bouche le goût puissant du palao, ce riz mêlé de graisse d’agneau, j’avais brûlé mes lèvres au thé « lourd en sucre », j’avais respiré l’air raréfié des hauts plateaux ; j’avais vu de mes yeux ces sentiers terrifiants découpés à flancs de falaise sur lesquels les mules elles-mêmes refusaient de s’engager ; j’avais ressenti au plus profond de moi un immense désarroi face à ce père trop grand, trop exigeant pour lui-même et pour les autres. J’avais à chaque lecture mobilisé tout ce que j’avais en moi pour donner vie nouvelle aux mots de Joseph Kessel. Alors, lorsque furent projetées sur cet écran immense les images d’un autre, j’en conçus une extrême déception. Non pas que le film fût mauvais ; en fait, il était assez fidèle au roman. Mais je me sentis dépossédé de mon pouvoir de création, privé de mon droit d’imaginer, condamné à passer sous le joug de la vision d’un autre que m’imposaient des images irréfutables.

Les images, bien plus que les mots, entravent notre imagination. Les mots imposent certes des règles à notre imagination ; ils guident ses comportements, endiguent ses débordements, mais ils l’invitent à couler vive et fraîche ; chaque fois plus vive et chaque fois plus fraîche. Les images, elles, ne lui concèdent qu’une marge étroite. Elles suscitent, bien sûr, sensations et sentiments ; elles font monter aux yeux des larmes, provoquent notre indignation, nous font frissonner d’effroi ou éclater de rire. Mais, trop directement liées aux réalités perceptibles, les images ne sauront jamais, comme les mots, faire vibrer une imagination qui puise son expression dans l’intimité profonde de chacun de nous.

Loin de moi l’idée de dénier à l’image toute capacité de signification pour la réduire à n’être qu’une copie plus ou moins fidèle de la réalité ; une image a bien sûr le pouvoir de dire autre chose que ce qu’elle montre. Le rameau d’olivier dessiné ou peint, s’il renvoie bien à un élément végétal que nos yeux peuvent voir dans la nature, n’en signifie pas moins dans nos cultures « paix » et « conciliation ». Une publicité qui place une eau de toilette au milieu du désert veut signifier, par là, la quête éperdue d’une fraîcheur longtemps espérée. Au-delà de ce qu’elles représentent du monde, les images peuvent ainsi être investies d’une signification particulière. Pour autant, cela n’en fait en aucun cas un langage. Parler du « langage de l’image » est au mieux une métaphore, au pire révèle une méconnaissance totale de ce qu’est le langage de l’homme. Il est d’ailleurs utile de rappeler que chaque fois qu’un publicitaire veut préciser la signification d’une image, il appelle la langue à la rescousse afin d’assurer une juste transmission de l’information. La langue donne ainsi à l’image figurative un peu plus de sécurité lorsque cette dernière tente de dépasser son rapport direct et immédiat au réel.

Le langage est ainsi le complément naturel de l’image à laquelle il prête son cadre conceptuel. Pourvoyeur de signification, il n’est ni l’ennemi ni le clone de l’image ; il en est le révélateur parfois pertinent, souvent complaisant mais toujours nécessaire. En cela, l’un et l’autre, avec des ambitions inégales, contribuent à la construction collective du sens : l’image grâce au langage sollicite et mobilise nos intelligences singulières et les invitent à l’échange.

Rien de semblable en ce qui concerne le virtuel. Là où le langage vous dit « Alors on serait des princesses et on vivrait dans un beau château », le virtuel décrète : « Vous êtes la princesse Stéphanie et voici le château où vous vivez ». A l’invitation personnelle que vous adresse le conditionnel, s’oppose l’ordre anonyme asséné par le présent ; alors que le langage vous convie à une promenade dans votre propre imaginaire, le virtuel vous impose un cadre de vie ; là où le langage sollicite le plus intime de vous-même, le virtuel vous impose de vous oublier, de vous diluer dans un temps et dans un espace définitivement étranger au vôtre. Mais, me direz-vous, lorsqu’on lit les aventures d’Angélique, marquise des Anges, ou celles des Trois Mousquetaires, on souffre, on aime, on hait avec les personnages ; on galope, on court dans des lieux qui ne sont pas les nôtres ; on danse et on combat dans un temps bien éloigné du nôtre. Certes ! mais ces personnages et ces décors seront imaginés différemment par vous, par moi et par d’autres. Je souffrirai différemment de vous, combattrai d’une autre manière, aimerai à ma façon…
En bref, ces romans, même s’ils nous transportent, ne nous détruisent pas en tant qu’êtres singuliers ; ils n’exigent pas que nous fassions le sacrifice de notre intelligence intime ; ils ne nous imposent en aucun cas d’effacer notre mémoire particulière. Bien au contraire, ils la sollicitent pour la lancer dans des aventures de compréhension dont elle sortira enrichie. La parole et le texte, même lorsqu’ils nous entraînent dans d’autres décors, dans les aventures d’un autre, autorisent une distance, parfois infime, presque insensible qui nous permet d’exister ; d’être nous-mêmes tout en rêvant que nous sommes un autre ; d’être ici tout en imaginant que nous sommes ailleurs ; d’être maintenant tout en songeant que nous sommes dans un autre temps. Nous habitons un livre ; avec moins d’aisance, nous habitons un film ; mais le virtuel, lui, nous habite. Il efface toute distanciation ; il nie notre existence en nous interdisant ce libre arbitre que le discours ou le texte d’un autre nous invite toujours à exercer. En effet, quel que soit notre degré d’implication dans l’histoire que l’on nous raconte ou que nous lisons, nous ne renonçons jamais à notre droit de jugement : notre capacité d’indignation, de compassion, de dégoût ou d’admiration n’est jamais totalement annihilée. Un petit pas de retrait, et nous nous retrouvons nous-mêmes face aux mots d’un autre ; à la fois séduits et lucides, respectueux et libres. C’est cette distance intellectuelle, garantie de notre identité propre, que le virtuel s’efforce d’effacer. En cela, il est l’ennemi irréductible du verbe. Il nie l’intime comme il ignore le conventionnel et écarte l’idée même de construire du sens. Ce n’est pas au réel que le virtuel s’oppose, c’est à l’imaginaire. Ce sont nos libertés individuelles d’imagination qu’il prétend enchaîner ; la pire propagande nous laissera toujours une chance de réfutation, le virtuel nous la refusera catégoriquement.
Il est dit dans le Livre des livres que Dieu créa les hommes pour qu’ils lui racontent des histoires. J’aime tout particulièrement cette phrase ; elle met Dieu « à l’écoute » des formes narratives que les hommes donnent à leurs espoirs, à leurs doutes, à leurs ambitions et à leur détresse. L’Histoire des hommes apparaît ainsi comme le produit, constamment renouvelé, de l’imagination de chaque homme. Dieu serait l’ultime confident ou… l’ultime prétexte des récits qui, d’âge en âge, tentent de donner sens à la vie humaine.

Notes

  1. J’aurais en effet pu compléter ma phrase en parlant du vent doux ou violent, de roseaux souples ou empanachés