Les réseaux sociaux, les mangas, les jeux vidéos sont-ils de nouvelles façons de se cultiver, de communiquer, de nouveaux espaces de création ? Quelles sont les répercussions dans la construction identitaire des adolescents et dans leur rapport à la culture dite « humaniste » ?
Les paysages numériques nous sont maintenant devenus banaux. Nous ne nous étonnons plus de pouvoir écouter de la musique en ligne, ni regarder des vidéos qui viennent d’être postées de l’autre côté de la planète. Des foules s’amassent sur Twitter et Facebook et contribuent à l’ébranlement de régimes autocratiques. Tout cela, nous le devons pour une grande part aux geeks.
Les Geeks
Le mot geek procède sans doute du vieux geke anglais qui était utilisé dans le sens de « fou » ou « sot » au 15ème siècle. On le retrouve chez Shakespeare dans La nuit des Rois où il a le sens d’une tête de turc. L’Oxford English Dictionnary fixe son orthographe actuelle à 1876. On écrit depuis geek mais le mot se charge d’étrangeté. Le geek est devenu un monstre de foire qui fait des choses telles qu’égorger ou broyer la tête de petits animaux avec les dents. Le mot geek sera ensuite utilisé sur les campus américains. On appelle geek les étudiants qui sont obsessionnellement plongés dans leurs livres, et qui ne connaissent pas d’autres sujets de conversation que leur passion. Il peut s’agir des comics, de la conquête spatiale ou de la chimie organique, mais jamais de ce qui anime les jeunes gens à cette période de la vie. Pour le geek, la rencontre avec l’autre est problématique, la rencontre avec l’autre sexe est largement au-delà de son horizon. Internet sera massivement investi par les geeks qui y trouvent d’autres personnes qui leur ressemblent et des possibilités de satisfaire leur immense besoin de partage de connaissances.
Le sociologue David Peyron qui est le spécialiste français de la question en donne la définition suivante : « le terme geek désigne donc généralement tour à tour ou conjointement les passionnés d’informatique et de nouvelles technologies, de communication, ainsi que des mondes imaginaires et fantastiques de la science-fiction et de la fantasy » (Peyron, Ludovia, 2008). Le mot commence à être populaire et à sortir de son sens péjoratif originel dans les années 1970 aux U.S.A. Dans ses premières acceptations, le geek était un compagnon du « nerd » : un jeune homme timide, accroché à ses bandes dessinées ou à son ordinateur, terrorisé par les désirs qu’il peut éprouver vis-à-vis des jeunes filles. La passion amoureuse retenue, dans laquelle il se trouve contraint du fait d’une nature peu généreuse, se consume presque entièrement dans le rapport fétichiste qu’il entretient avec une colonie d’objets ou dans l’accumulation de savoirs de la « culture non cultivée » (Donnat, 1994).
La geek culture rassemble des jeux de rôle, des comics, des mangas, des séries télé, des blockbusters, des films de genre, les gadgets informatiques, les blogs, la connaissance des arcanes de Google, l’utilisation des sites de réseaux sociaux etc. Deux mots caractérisent la culture geek. Le premier est l’excès. Excès de connaissances, excès d’objets, excès des investissements. Qu’importe le prix ou le temps passé. La culture geek qui se présente volontiers comme contestataire se montre là très poreuse vis-à-vis des valeurs du libéralisme car il s’agit encore et toujours de consommer et parfois de consommer en masse. Le second mot est le mélange. La culture geek est passée experte dans le floutage des frontières communément admises et la traduction d’un système de valeur dans un autre. Dans les années 60, des geeks mélangeaient les computations d’un ordinateur PDP-1 à un réseau de modèle réduit de chemin de fer. Dans les années 2000, des geeks bricolent Google maps, mélangent de flux d’informations de sources différentes, inventent les mashups et donnent le coup d’envoi de la mutation du web en web 2.0.
Pour David Peyron, la culture geek est traversée par un autre processus. Elle ouvre des passerelles entre ses différents domaines grâce à l’intertextualité. L’intertextualité est une des formes qu’un texte entretient avec une autre texte. Elle est définie par la relation de présence d’un texte dans un autre texte. La citation, le plagiat ou l’allusion en sont les principales formes. Dans la culture geek, l’intertextualité prend la forme de citations plus ou moins cachées. La forme la plus achevée est sans doute celle des « easter eggs », c’est-à-dire des programmes cachés que l’on trouve dans d’autres programmes. Le cosplay1 en est un autre exemple. Il transpose l’imaginaire des animes dans la réalité et donne une réalité à l’imaginaire des participants. Il mélange la tradition du déguisement d’Haloween avec les images des animes et des mangas. Il se situe entre l’art, le passetemps, le bricolage, la mascarade et l’expression théâtrale. La culture geek produit ainsi des références qui tracent des réseaux complexes entre les différentes œuvres. Elle procède par détournement, réécriture et retournement du tout avec de l’humour et de la dérision. Par exemple, un concours de Kamehameha, la technique dévastatrice de San Goku dans l’anime/manga Dragon Bal sera fait très sérieusement, avec un jury donnant des notes et des appréciations. Ce genre de concours est aussi bien une satire des émissions de télé-réalité qu’une évocation émue des lectures de l’enfance.
Tout cela nous le devons aux Geeks
La culture geek prend ses racines dans la culture populaire des pulp fiction des années 1950. Elle s’hybride avec l’informatique naissante des années 1960 et les jeux de rôles. Les ordinateurs sont détournés de leur fonction première de calcul et deviennent des machines de jeux. L’industrie qui naît des rencontres improbables de passionnés de Dongeons et Dragons avec les ordinateurs fait son retour sur d’autres médias comme le cinéma ou la bande dessinée. De véritables univers dans lesquels le passionné aime autant se perdre que de retrouver des références cachées, sont alors crées. Ils prennent toutes les formes, des classiques jeux de rôles aux jeux vidéo en passant par les films mais aussi les vêtements, la vaisselle, les lego ou un mélange de tout cela. Il y a entre la culture geek et les matières numériques des rapports historiques. La culture geek fait partie des ingrédients qui ont produit le réseau Internet et en retour Internet s’est révélé le lieu idéal pour les jeux d’intertextualité. Leur goût pour le détournement les a amenés à transformer des machines à calculer en machines à communiquer et à jouer. Il fallait sans aucun doute de la passion en excès pour s’attacher aux machines des années 1960 pour oser de telles hybridations. Il fallait de l’audace pour affirmer que les ordinateurs étaient capables de beauté. Il fallait de la générosité pour inventer le logiciel libre et le copyleft. Cette passion, ces excès, cette audace, cette générosité ont permis de mettre au centre de la culture quelque chose qui lui était périphérique.
La proximité de la culture Geek et de l’adolescence
Il y a entre la culture geek et l’adolescence quelques points communs. L’adolescence est ce moment où se produit la catastrophe de la puberté. Le plaisir devient difficile à vivre du fait de la réactivation du conflit œdipien. En effet, pour un adolescent, tout plaisir devient suspect d’être incestueux ou de déborder la personne du fait de la force de la poussée pubertaire. Des passions embrasent les intérêts de l’adolescent. Des moments de régression permettent de revenir à des modes de relation déjà connus et donc plus confortables que ce que l’idéalisation impose parfois. Le recours à l’intellectualisation permet de maintenir à distance les pensées trop pulsionnelles en leur trouvant des explications logiques et rationnelles, tandis que l’ascétisme tente de maintenir le corps sous un contrôle strict. La culture de groupe permet de prendre des distances vis-à-vis du groupe familial. Les adolescents ont alors des intérêts qui peuvent être exotiques, au moins du point de vue des parents. L’intellectualisation, l’idéalisation, les régressions infantiles, l’ascétisme et l’élitisme sont des traits partagés par la geek culture. Dans la geek culture, l’intellectualisation se traduit par l’apprentissage de langues telles que le Klingon (Star Trek) ou le Sindar (Le Seigneur des Anneaux ), c’est-à-dire des langues dont le locuteur est sûr qu’elles sont incomprises des parents. La passion pour les machines, qui se traduit dans des concours d’overclocking durant lesquels chacun tente de faire tourner son processeur le plus rapidement possible en le refroidissant par ailleurs par des moyens parfois extrêmes, est aussi une image de cette intellectualisation qui fonctionne comme une tentative de refroidissement de la surchauffe fantasmatique. La régression apparaît dans l’intérêt porté aux objets de l’enfance : les collections de petites choses mignonnes, « kawaï », ou des figurines de l’enfance en sont un signe. Elle marque aussi l’identification des objets à des enfants. Le geek embrasse alors les deux aspects de la relation parent-enfant. Il est à la fois le parent de nombreux objets et l’enfant aimé par un parent bienveillant qui lui consacre tout le temps dont il a besoin.
La geek culture et l’adolescence partagent un goût certain pour l’ascétisme et l’élitisme. La geek culture célèbre la beauté de la ligne de commande, du texte brut ou la difficulté des jeux vidéos d’antan : il faut que les choses soient dures, difficiles, ingrates même. Certes, les ordinateurs peuvent produire de la beauté, mais il faut que ce soit au prix d’un travail difficile. Cette ingratitude est précisément le sentiment rencontré par les adolescents, qu’il soit projeté par leurs familles – on sait combien les adolescents sont ingrats ! – ou qu’ils la vivent en personne. La geek culture permet la valorisation d’intérêts qui apparaissaient aux yeux des autres comme exotiques voire même étranges. Elle offre aux individus des lieux où retrouver des personnes qui leur sont semblables. La passion n’a plus à être vécue dans la solitude, la culpabilité ou la honte. Elle est partagée dans des groupes qui partagent la même culture. Ce mouvement est similaire à celui de la culture de groupe de l’adolescence et de l’investissement d’intérêts étrangers.
Cultures numériques et adolescentes
Le 21ème siècle n’a pas changé magiquement les adolescents. Ceux d’aujourd’hui sont soumis aux mêmes exigences de travail psychique que ceux des générations précédentes, mais leur environnement est radicalement différent de celui des générations précédente. Les adolescents disposent maintenant de toute une série d’objets numériques qui les accompagnent dans leurs travaux, dans leurs loisirs et jusque dans leur sommeil !2. La baisse des coûts de la technologie numérique met à la portée de plus en plus d’adolescents les smartphones, lecteurs MP3, APN et ordinateurs portables. Ces appareils produisent un environnement numérique persistant et interrogeable, avec des objets numériques copiables, éditables et transmissibles sur le réseau Internet.
L’adolescence est un moment d’intense travail de subjectivation. Les changements corporels, leur intensité, leur vitesse soumettent à l’impératif de transformation psychique. Ce travail s’effectue par la voie des relations objectales et celle des relations subjectales (Wainrib, S., 2006). La première voie de subjectivation passe par les relations aux objets. Elle est illustrée par le fait que l’on se sent être ce que l’on porte ou ce que l’on possède. La seconde voie passe par d’autres sujets. Elle est ouverte sur l’altérité et se construit dans un va-et-vient entre ce que la personne pense et éprouve et dans son lien aux autres. Le travail de subjectivation met en jeu deux filières. La première est intellectuelle, c’est le registre des opérations cognitives. La seconde est affective et émotionnelle. A l’adolescence, l’individu arrive à ce que Piaget a appelé le stade des opérations formelles (Piaget, 1952, 1954). La pensée devient capable d’abstraction et de raisonnement hypothéticodéductif. Ces nouvelles capacités sont mises au service de la vie imaginaire de l’adolescent qui aime à méditer sur le sens de la vie, la marche du monde ou sa propre vie psychique. Les leçons reçues des parents sont réévaluées, avec comme nouveau critère les avis des pairs et les nouvelles conceptions et valeurs qui sont en cours de construction.
Les émotions sont donc intimement liées aux nouvelles capacités cognitives. La capacité d’abstraction apporte les questions sur l’infini et les angoisses de mort. Le lien aux autres devient particulièrement investi. Les garçons aiment à se retrouver en bandes tandis que les filles s’appuient préférentiellement sur une « meilleure amie ». Ces nouveaux liens sont mis en concurrence ou en contraste avec les anciens liens et les anciennes images qui étaient préférentiellement investies.
L’environnement numérique offre un nouvel espace dans lequel le processus adolescent peut être contenu, figuré et pensé. Il est un espace de subjectivation. Les espaces de discussion (forums, blogs) permettent aux adolescents d’exercer leurs talents de penseurs. Les capacités de penser sont mises à l’épreuve avec les objets de la culture geek et ou adolescente (la science fiction, l’héroic fantasy, le cinéma en général et la musique, les figures idéalisées comme les stars). L’internet est un espace dans lequel sont mis en œuvre des tactiques relationnelles et discursives. Sa « quasi-oralité » (Hert, 1999) convient parfaitement aux joutes verbales de l’adolescence. Les blogs et les réseaux sociaux permettent de partager des émotions. Ils sont des lieux de décharge et d’élaboration. Ils permettent de dire l’exaspération, la colère, l’amitié, le plaisir, le lien, l’agressivité, le rejet, la séparation… plus facilement que dans l’espace hors ligne. La forme de l’expression est fonction du travail de formalisation. L’accumulation de souriards ou de points de ponctuation donne par exemple une idée du niveau d’élaboration formelle. L’émotion mise en ligne est reprise par d’autres et commentée de nombreuses façons – « like », commentaire, partage sur d’autres réseaux sociaux – mais le simple fait d’être lu est en soi suffisant. Les commentaires signalent en effet à l’adolescent que ce qu’il pense et éprouve dans son for intérieur peut être partagé par d’autres personnes. Les commentaires négatifs, les contenus déposés en ligne peuvent être très sophistiqués mais ils peuvent aussi être très peu élaborés, voire très crus. Dans un cas, les récits, le travail sur la mise en page ou sur les images témoignent d’un travail sur les contenus et les contenants tandis que dans l’autre cas, les contenus témoignent d’un mouvement de régression formelle et temporelle.
Enfin, les matières numériques peuvent contribuer au travail de subjectivation parce qu’ils sont des objets de partage, de commentaires. Internet est un espace dans lequel chacun peut faire part de ce qu’il a de plus subjectif, de plus personnel, de plus irréductible, et en même temps d’être reconnu par plus d’un autre. Le réseau permet ainsi de faire sien des éléments étrangers ou de se réapproprier des éléments personnels après avoir fait un détour par Internet.
Les jeux vidéos, parfois décriés pour les problèmes qu’ils posent, font en fait partie de la solution. Leur maniement demande des qualités qui sont utiles dans d’autres domaines. Il faut de la persévérance, de la patience et de l’analyse pour pouvoir jouer avec un jeu vidéo. A ces éléments cognitifs, il faut ajouter des éléments psychodynamiques comme la remise en jeu des relations précoces avec l’environnement (Tisseron, 2008). Les jeux vidéos servent aussi à exprimer de l’agressivité, maîtriser l’angoisse, accroître son expérience, intégrer sa personnalité ou établir des contacts sociaux (Leroux, 2008). Jouer avec un jeu vidéo nécessite de se situer entre les éléments perceptifs apportés par celui-ci et les éléments subjectifs apportés par le monde internet. J’ai appelé « ludopaysage » cette aire d’expérience qui articule l’ici et maintenant du jeu, l’espace psychique du joueur, l’espace du jeu et l’espace de la culture. Ces différents espaces sont comme une succession de calques sensibles aux aléas de la météo psychologique du joueur. Qu’un aspect soit privilégié au détriment des autres, et c’est toute l’expérience du jeu qui est perdue. Tout l’art du jeu vidéo consiste en ce que cette catastrophe n’arrive pas, et que le joueur ne soit ni trop pris par son espace interne, ni trop pris par la réalité externe.
Conclusion
Non seulement une rencontre entre la culture et les geeks est possible, mais elle a déjà eu lieu. Elle a commencé dans les années vingt avec les pulp fictions et autres magazines bon marché qu’affectionnaient les adolescents de l’époque. Dans l’immense offre de lecture, un magazine aura un destin particulier. Amazin Sotries publie les lettres des lecteurs avec leur adresse. Un réseau de correspondance s’organise autour du thème du magazine, la « scientifiction ». Des experts de 15 ans discutent avec sérieux et passion de la réalité du voyage dans le temps. S’agit-il d’une aimable invention littéraire ou la chose est-elle possible techniquement ? Les passionnés de science-fiction forment un lectorat sociologiquement particulier. Il s’agit de plutôt bons élèves, mais dont l’intelligence semble toute entière aimantée par les objets techniques. Ils trouvent avec les ordinateurs un terrain de jeu parfait. L’ordinateur est d’une fiabilité qu’aucun être humain ne peut atteindre. Il donne toujours les mêmes réponses aux mêmes questions. Il permet de suivre précisément les effets des interactions que l’on a avec lui. Autour de cet objet, une nouvelle culture émerge. Elle s’appuie sur la culture précédente du fandom qu’elle utilise pour nommer les phénomènes qu’elle rencontre au fur et à mesure qu’elle construit un nouvel espace social : l’Internet. Là, les « laissés pour compte » des collèges, lycées et universités, les sans-grades bâtissent une culture généreuse basée sur la neutralité du réseau et le partage libre des connaissances. Ils ont inventé le cyberespace et les cultures numériques.
La question qui se pose est celle-ci : les professionnels de l’enfance sont-ils prêts à prendre en compte dans leurs pratiques les bouleversements apportés par les cultures numériques ? Sommes-nous prêts à la rencontre avec les cultures numériques ?
Notes
- Le cosplay est un mot valise composé à partir de « costume » et « play »
- Plus de trois quart des adolescents dorment avec leur téléphone portable.