Brèves réflexions sur anthropologie et psychanalyse dans le domaine du handicap
Dossier

Brèves réflexions sur anthropologie et psychanalyse dans le domaine du handicap

Introduction

Deux lignes d’analyse sont ici proposées.

L’évolution de la notion de handicap comme résultat d’interactions complexes entre dimensions et facteurs différents donne à penser que nous avons à faire à un nœud de relations, à des processus, et non à un état, encore moins un état quasi naturel de déficit. Cette perspective est enracinée dans un mouvement historique des personnes concernées, même si elle a été élaborée plus théoriquement par des chercheurs. Elle ne se souciait aucunement de favoriser ou non des rapprochements entre disciplines de sciences humaines. Une telle idée lui était totalement étrangère. Elle voulait affirmer que ce que l’on nomme le handicap se trouvait au croisement de l’endogène et de l’exogène, du milieu et de l’individu, de l’environnement et de la déficience, des facteurs personnels ou culturels et des représentations sociales ambiantes. J’ai songé, devant cette perspective, que la façon d’entrevoir ce qui relève de l’individu et du collectif à partir du rapprochement entre anthropologie et psychanalyse pouvait à la fois s’appuyer sur ce mouvement historique et donner une ampleur inattendue à l’évolution du handicap, évolution beaucoup plus pragmatique que théorique historiquement.

Donc je pouvais commencer par évoquer l’évolution de la pensée sur le handicap, pour ouvrir un débat scientifique plus large ou au contraire parler d’abord du rapport entre anthropologie et psychanalyse pour montrer que ce rapport est fécond pour une pensée sur le domaine du handicap. J’ai finalement choisi, avec une dose importante d’arbitraire, pour la première solution.

Du côté du handicap

Les définitions du handicap avant 1975

Il a été dit et redit que le modèle dominant d’une grande partie du 20ème siècle était celui de la réadaptation1, c’est-à-dire d’un travail sur l’individu, ses déficiences et ses capacités/incapacités, afin de lui redonner une «normalité» sociale susceptible de le faire revenir le plus possible parmi les autres citoyens. Ce modèle est dit individuel, puisque l’accent est mis sur le chemin que doit parcourir l’individu pour rejoindre la société ; ce modèle est dit médical, parce que le regard se porte sur les déficiences censées être la source unique, ou du moins majeure, de l’inadaptation.

Le témoignage le plus frappant de cette approche par la déficience est la définition de l’inadaptation, telle qu’elle fut promulguée dans les années après guerre. Sous la plume des plus grands noms de la psychologie et de la pédagogie française de l’époque, on lit : « Est inadapté un enfant, un adolescent ou plus généralement un jeune de moins de vingt et un ans que l’insuffisance de ses aptitudes ou les défauts de son caractère mettent en conflit prolongé avec la réalité et les exigences de l’entourage conformes à l’âge et au milieu social du jeune». Cette nomenclature comprend les malades (physiques et psychiques), les déficients (physiques, sensoriels ou intellectuels), les caractériels (caractère, moralité, comportement).

On est passé de cette notion d’inadaptation, qui met à l’évidence l’accent sur les déficiences du sujet et donc sur l’unique action de réadaptation de celui-ci, à la notion de handicap, qui tentait de faire contrepoids. Pour définir un champ d’intervention, un secteur d’action, on est allé chercher une dénomination originale dans un domaine sportif (turfiste pour être plus précis) et non dans la sémantique médicale ou sociale. Il est intéressant de noter par exemple que les notions de marginalité ou de minorité n’ont pas été adoptées de façon officielle et courante dans le domaine de l’infirmité. La marginalité vise avant tout la distance prise, et parfois volontairement, avec les normes établies de fonctionnement et de mœurs, ce qui ne saurait caractériser des populations désirant rejoindre la conformité sociale, par l’intégration dans la vie sociale et professionnelle. La minorité met avant tout l’accent sur la différence culturelle, or les personnes handicapées, mis à part la communauté sourde, n’ont pas une « culture » à elles. Ainsi cette invention linguistique rend assez bien compte de la construction d’un secteur très singulier de discrimination positive (j’emploie à dessein l’expression qui fut consacrée), c’est en cela qu’elle a été utile, c’est sans doute aussi pour cela qu’elle a été introduite.

La métaphore correspondait parfaitement à ce qui se mettait en place : faire redevenir performant, compenser, faire participer, trouver les techniques nécessaires à la rééducation. Et si l’on veut bien admettre que lorsqu’une société emploie « un jeu de langage » c’est parce que cela correspond à sa « forme de vie », pour me référer à Wittgenstein on aperçoit l’étroite adéquation entre le langage du handicap et la pensée dominante de la société d’après guerre, à savoir l’idée de performance. Le sport et le turf, avec l’organisation des courses et des compétitions et la passion qu’ils provoquent, symbolisent, condensent, caricaturent notre société contemporaine : industrielle, commerciale, de l’apparence, du faire voir. Il faut être performant, concurrentiel, médiatique. En rapportant le phénomène d’infirmité à celui de la course de chevaux, notre culture « intègre » culturellement, idéologiquement, l’infirmité qui n’échappe plus elle-même aux exigences, aux « lois » valables pour tous. C’est notre façon d’apprivoiser l’écart que représentent les « hors du commun » et de réduire le plus possible cet écart.

Le changement de paradigme

Le vocabulaire du handicap n’a pas résisté à l’usure du temps et ne s’est pas dégagé du modèle premier de l’inadaptation, malgré les promesses qu’il pouvait receler. La tentative de l’organiser en trois dimensions que fut la Classification Internationale des Handicaps de 19802, partant du travail de Philippe Wood, pour importante qu’elle fut, a été considérée comme restant ancrée dans ce modèle individuel, médical et réadaptatif. Les travaux de nombreux chercheurs, notamment de ceux que l’on pourrait nommer les chercheurs de l’émancipation3, chercheurs eux-mêmes handicapés, associant à l’objectivation analytique la réflexion sur les conditions de leur propre «libération», ajoutés à une nouvelle version de la classification4, ont mis au devant de la scène le modèle social du handicap. Ce modèle donne une importance primordiale aux facteurs sociaux et environnementaux dans le processus de production des handicaps et, par conséquent, implique la lutte contre les barrières sociales, de tous ordres, et à l’accessibilisation totale de la société. Enfin il faut souligner l’importance des travaux québécois5, qui ajoutent à l’interaction entre les facteurs personnels et les facteurs sociaux et environnementaux, les «habitudes de vie», c’est-à-dire les montages personnels mais aussi culturels qui structurent, ou du moins influent sur les manières d’aborder aussi bien la sexualité que le manger, le boire ou les loisirs.

Ce résumé trop succinct suffira ici pour dire que les personnes handicapées, celles du moins qui s’expriment, entendent que l’accent soit mis désormais sur les déficits sociaux et environnementaux bien antérieurement aux déficits fonctionnels ou organiques.

Il est certain que pour sortir du piège d’une désignation identitaire, qui est aussi une sorte d’assignation, il ne suffit pas d’une approche officielle par la situation, il faudrait encore agir sur les représentations sociales à l’œuvre concernant les personnes handicapées et le handicap (même si cela semble assez banal de le rappeler). Ces représentations ont considérablement évolué ces dernières années en particulier du fait de la montée en puissance sur la scène internationale de la représentation politique des groupes de personnes handicapées, des intérêts dont ils sont porteurs et de la conception du handicap qu’ils promeuvent (fondée sur le dit modèle social du handicap, lui-même s’appuyant sur le principe des droits de l’homme). L’entrée de ces nouveaux groupes d’acteurs et la reconnaissance de « l’expertise des usagers » au même titre que celle des experts institués (principalement les experts médicaux et gestionnaires) sur la scène politique internationale, ont joué un rôle fondamental dans le passage d’une conception du traitement du handicap sur le mode réadaptatif à une conception se fondant sur le respect des droits de l’homme et les conditions de leur application aux personnes handicapées, dans les textes directeurs et recommandations internationales (Règles d’égalisation des chances des handicapés, article 13 du Traité d’Amsterdam pour n’en citer que quelques-uns des plus récents).

Si l’on résume et synthétise l’évolution qui vient d’être rappelée à grands traits, nous voyons que se dégage une perspective d’interaction constante entre des facteurs plus individuels, plus médicaux que tente de définir le mot déficience et des facteurs davantage sociaux, environnementaux. Si l’on voulait résumer encore d’une autre façon, disons qu’il y a des facteurs endogènes et des facteurs exogènes. C’est en se tenant toujours dans l’interaction, l’interférence, que l’on a le plus de chance d’être dans le juste.

C’est dans cette interaction, cette relation, ce rapport qu’il faut toujours se placer. Or c’est là que réside la difficulté, car très vite on ne regarde plus que la déficience ou que l’environnement. Evidemment ces facteurs différents sont à pondérer pour chaque individu et à chaque moment de son devenir : la déficience a plus de poids chez un enfant polyhandicapé que chez un travailleur qui connaît des allergies. Dans le deuxième cas, c’est une question essentiellement d’environnement. Mais finalement il y a toujours, toujours, multiplicité de facteurs.

Enjeux pour la psychanalyse

Ce que je retiens de plus suggestif dans l’évolution que je viens d’esquisser peut se dire avec les mots suivants : interrelation, complexité, système, mixité. S’il est vrai que ce que l’on nomme handicap est un nœud de relations, relations inévitablement complexes et en devenir, il constitue un phénomène propre où se croisent, dans une mixité insécable, des dimensions humaines pourtant distinctes.

Si j’ai rappelé l’évolution dans l’approche du handicap ce n’est pas pour redire des choses assez connues, mais pour montrer qu’elle est le signe d’un prolongement introduisant, dans ces facteurs exogènes, l’apport de l’anthropologie. Ce n’est pas seulement les aspects architecturaux, pédagogiques, réglementaires ni même seulement les habitudes de vie, au sens empirique du terme, qu’il convient de convoquer mais les croyances, les mythes, les rites, des sociétés dans lesquels plongent les personnes handicapées. Autrement dit encore la pensée qui soutient une évolution issue de la revendication des personnes handicapées, et qui n’est guère mise à jour, rejoint les préoccupations de l’anthropologie et celle-ci permet de donner à cette évolution toute son ampleur. S’en tenir à un conception pragmatique, et donc courte, de ce que l’on nomme les facteurs environnementaux, c’est se priver d’une analyse autrement profonde. Ce n’est pas seulement d’obstacles physiques et sociaux dont il est question mais du tréfonds de la psyché humaine. Les militants d’aujourd’hui ignorent trop souvent qu’ils sont tout autant dépendants de systèmes de pensée et de systèmes de symboles, puissants, inconscients, archaïques. Pour dévoiler ces éléments, actifs au-delà des individus, il faut croiser ce qui vient de l’anthropologie et ce qui vient de la psychanalyse. L’individu dans son intériorité, son psychisme, et le collectif avec ses productions artistiques, mythiques, littéraires et autres, qui lui semble extérieures, sont liés par une symbolique qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Ainsi nous retrouvons les mêmes notions d’interrelation, d’interaction, de complexité, de système.

Anthropologie, psychanalyse et handicap

L’anthropologue travaille avec une méthode participative, c’est-à-dire qu’il établit une distance avec sa propre culture pour pénétrer dans l’univers de l’autre et il lui faut des interlocuteurs natifs, si j’ose dire. Il faut mettre une double distance et cependant une proximité : distance par rapport à sa propre culture, mais distance aussi par rapport à la culture de l’autre, sinon l’anthropologue perd toute possibilité d’élaborer quoique ce soit. Mais cette deuxième distance va de pair avec une compréhension de l’intérieur de l’autre. D’une formule très simple Lévi-Strauss disait que l’anthropologie était une conversation de l’homme avec l’homme. Ceci n’a pas lieu dans un dialogue entre individus, mais dans l’effort pour comprendre une autre société, dans l’inévitable aller et retour entre l’observateur, le questionnant, le participant qui vient d’ailleurs et un groupe social qui, pour être regardé n’en modifie pas moins l’anthropologue et sa culture. Il n’est pas difficile de voir que l’altérité avec laquelle travaille l’anthropologue peut tout aussi bien être l’infirmité, la déficience, ce que les gens appellent toujours le handicap, qu’une société lointaine dans l’espace.

De ce point de vue de la méthode, des analogies avec l’attitude psychanalytique peuvent être relevées. Il faut accepter, ce me semble, que l’analyste ne soit pas seulement un interprète extérieur du discours de l’autre (plus ou moins ramené dans les cadres de la théorie freudienne, jungienne, lacanienne ou autres), mais soit aussi un vis-à-vis. Eliane Amado Lévy- Valensi a écrit Le dialogue psychanalytique qui accorde une place à l’intersubjectivité dans la relation psychanalytique, et pas seulement à ce que l’on nomme la communication des inconscients, encore que l’un et l’autre ne soient sans doute pas si éloignés qu’il y paraisse. N’étant pas psychanalyste, je n’entends pas donner des leçons à ceux qui pratiquent l’analyse. Pourtant l’anthropologie apprend à ne négliger aucun aspect des cultures, si étrangères soient-elles et à ne rien discréditer. Le sujet qui se trouve en face du psychanalyste peut avoir des expériences, des croyances, sur des terrains que la théorie a réduits à l’illusion, comme la religion par exemple. La grande tentation de toute démarche de science, surtout de sciences humaines ou sociales, est de réduire l’ensemble des dimensions de l’être humain à son seul point de vue. Tout ne sera que déterminations sociologiques ; tout ne sera que productions psychiques enracinées dans l’histoire plus ou moins archaïque du sujet ; tout ne sera que relations entre les synapses du cerveau. L’art, la religion, la mystique ne sauraient être réduites, pas davantage que la sociologie à la psychologie individuelle, ou que la psychanalyse à la science du cerveau, ou que cette dernière à la chimie. L’anthropologie elle-même peut être hégémonique. Cependant elle est d’abord une école d’écoute et de compréhension de tout l’humain. J’envisage par conséquent certaines convergences entre la psychanalyse et l’anthropologie au point de vue de la méthode elle-même, ou du moins au point de vue de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la posture.

Le deuxième aspect de l’anthropologie est de travailler sur un matériel symbolique, (mythes, religions, folklores, échanges, sacré). C’est ici que, pour rapprocher les deux disciplines qui me concernent présentement, je trouve bon de rappeler à la fois des textes de Marcel Mauss et de Sigmund Freud. Mauss écrit : « Voilà longtemps que nous pensons que l’un des caractères du fait social c’est précisément son aspect symbolique. Dans la plupart des représentations collectives, il ne s’agit pas d’une représentation unique d’une chose unique, mais d’une représentation choisie arbitrairement, ou plus ou moins arbitrairement, pour en signifier d’autres et pour commander6 ». Autrement dit le symbolique, tout à fait différent du représentatif au sens cognitif du terme comme l’a mis en valeur Serge Moscovici par exemple, n’est effectif au plan individuel qu’en plongeant l’individu dans des significations sociales, dont il est le porteur. Mais le symbolique, aux yeux même de Mauss, n’est pas dans le collectif opposé à l’individuel, pour la raison que le symbolique est un plan autonome se présentant comme un système de relations, comme un langage si l’on veut. Pour Mauss on part de l’examen d’un psychisme individuel mais pour apercevoir qu’il subit une transformation qui fait apparaître en lui le social7. Dans la suite du texte cité, Mauss poursuit (il s’agit d’une conférence donnée le 10 janvier 1924 à la société de psychologie) : « Si ce que vous dites est vrai de la conscience individuelle, il l’est encore plus de la conscience collective. Un exemple vous fera saisir tout de suite l’importance qu’il faut attacher à cette concordance de nos recherches. Dans un rite Aranda ou Arunta (Australie centrale) pour procurer de l’eau, pendant que les acteurs se livrent à de pénibles saignées – qui symbolisent la pluie – des choristes chantent « Ngaï, Ngaï, Ngaï… » » (Strehlow, Aranda Stämme, III, p. 132). Nous ne saurions pas ce que veut dire ce cri, ni même qu’il est une onomatopée, si Strehlow ne nous disait de la part de ses auditeurs indigènes que le mot imite le son des gouttes d’eau tombant sur le rocher. Et non seulement il reproduit tout de même assez bien celui des gouttes actuelles, mais celui que firent les gouttes de l’orage mythique que déchaînèrent autrefois les ancêtres dieux du clan totémique de l’eau. Ce cri rituel du clan, onomatopée, allusion au mythe, symbole il y a tout cela dans cette syllabe. Le mot, le vers, le chant le plus primitif ne valent que par le commentaire dont on peut entourer leur mystique. L’activité de l’esprit collectif est encore plus symbolique que celle de l’esprit individuel, mais elle l’est exactement dans le même sens. A ce point de vue, il n’y a que différence d’intensité, d’espèce, il n’y a pas différence de genre. Cette idée de symbole peut être employée concurremment avec les précédentes. Et toutes ensemble peuvent expliquer des éléments importants des mythes, des rites, des croyances, de la foi en leur efficacité, de l’illusion, de l’hallucination religieuse, esthétique, du mensonge et du délire collectif et de ses corrections ».

Cette conception maussienne, trop rapidement évoquée, peut se rapprocher de celle de Freud. Ce dernier écrit : « Ces rapports symboliques n’appartiennent pas en propre au rêveur et ne caractérisent pas uniquement le travail qui s’accomplit au cours des rêves. Nous savons déjà que les mythes et les contes, le peuple dans ses proverbes et ses chants, le langage courant et l’imagination poétique utilisent le même symbolisme. Le domaine du symbolisme est extraordinairement grand et le symbolisme des rêves n’en n’est qu’un petite province ; et rien n’est moins indiqué que de s’attaquer au problème entier en partant du rêve8». De même que chez Mauss le collectif et l’individuel coexistaient dans le symbolique, de même chez Freud le collectif ne se substitue pas à l’individuel, car le travail du rêveur et de son inconscient à lui ne saurait être gommé, mais il reconnaît le débordement et l’influence des symboles dont on ne rend pas compte par une production strictement individuelle. Un long débat devrait s’ouvrir ici, celui-là même qui s’est développé entre Freud et Jung. Ce serait sortir de mon propos et de ma compétence. Ce que je veux essentiellement mettre en relief est que la répartition entre ce qui vient du collectif et de l’individuel est un faux problème. L’homme se définit, à ce point de vue, indissolublement individu socialisé ou socius individualisé. Comme le fait remarquer Bruno Karsenti cette perspective affecte toutes les sciences humaines : « Unanimement ramenées à l’examen d’une dimension spécifique de l’intériorité, ces dernières (les sciences humaines) ne se laissent plus sérier selon les deux axes opposés de l’individuel et du collectif, mais elles doivent plutôt, chacune pour son propre compte, penser la commensurabilité symbolique qui s’articule essentiellement au niveau inconscient. Dans ce contexte transformé, la psychanalyse devient partie prenante du débat »9. Conçue ainsi, la convergence entre les deux approches de l’humain, anthropologique et psychanalytique, permet de donner au handicap toute la place qu’il doit avoir comme phénomène social total, pour reprendre la notion de Mauss, donc comme un de ces nœuds de significations qui ouvre sur l’ensemble de chacune des cultures où il sera ainsi étudié et sur l’ensemble de la condition humaine. Le chantier est largement devant nous.

Conclusion

Le rapprochement entre le domaine du handicap tel qu’il se présente actuellement et celui de l’anthropologie psychanalytique (ou de la psychanalyse anthropologique) si j’ose cette expression pour désigner le rapport entre les deux disciplines, peut paraître arbitraire. Mon intention était par là de montrer que, de toute part, il nous faut penser croisement des savoirs (des savoirs savants et des savoirs des gens concernés), croisement des expériences, croisement des disciplines universitaires. Croisement, rencontre, conversation, influence réciproque, mise à jour de territoires communs, ne veut pas dire abolition des points de vue différents et des méthodes spécifiques. Un autre but était poursuivi : montrer que le domaine du handicap en s’élargissant à investiguer l’importance de l’environnement, terme à prendre au sens le plus large possible, se met en perspective d’accueillir le point de vue symbolique. Il est aussi au croisement des mythologies, des récits, des croyances religieuses issus de productions communes, voire ancestrales, mais productions retravaillées par le sujet qui pense, fantasme, rêve, raconte, exprime, et à nouveau redonnées à tous. Le symbolisme n’est pas figé ou seulement archaïque, il est vivant et historique. De là l’importance de mettre en commun les apports des démarches qui s’en préoccupent. Le domaine du handicap en serait grandement bénéficiaire.

Notes

  • Voir mon chapitre « Naissance de la réadaptation » dans Corps infirmes et sociétés, Dunod, 1997
  • Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités, handicaps, édition CTNERHI et INSERM, 1988.
  • «A Legacy of oppression : a history of disability in Western Culture», in Disability studies : past, present and future, edited by L. en Barton and Mike Oliver, Leeds, The Disability Press, 1997. Le groupe qui travaille sur ces bases est important. Soulignons l’autorité de Mike Oliver, avec comme livre phare, The Politics of disablement, London, Macmillan, 1990.
  • Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé ; Organisation mondiale de la Santé, Genève, 2001.
  • Classification québécoise, Processus de production du handicap, Patrick Fougeyrollas, René Cloutier, Hélène Bergeron, Jacques Côté, Ginette Saint Michel, RIPPH/SCCIDIH, 1998.
  • Marcel Mauss. Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie, Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 1983, p.365
  • Je renvoie au livre, dont je m’inspire ici, de Bruno Karsenti, L’homme total, sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, PUF, 1997.
  • Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1916) trad. S. Jankélévitch, Payot, 1961, p. 151.
  • Bruno Karsenti, op.cit. p. 268/69.
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Le handicap, un nouveau paradigme ?