Galerie Thaddaeus Ropac à Pantin. Jusqu’au 20 janvier 2013.
Evidemment, on peut aller à l’exposition Hopper pour voir, après une heure d’attente, au milieu d’une foule compacte, des images qu’on connaît déjà en partie. Mais on peut aussi passer une heure au volant de sa voiture pour se rendre à la nouvelle galerie de Thaddaeus Ropac à Pantin, pour y découvrir, dans un espace immense et insolite, l’œuvre époustouflante qu’Anselm Kiefer a spécialement conçue pour ce lieu qui inaugure l’installation de très grandes galeries internationales dans la banlieue parisienne, montrant que Paris reste, malgré les mauvaises langues, une des grandes places de la vie artistique et du marché de l’art. Pour ce lieu grandiose, l’artiste a conçu une œuvre grandiose, sur le thème magnifique des « Ungeborenen », les non-nés.
Il faut prendre son temps. Chaque toile offre deux visions complètement différentes. Vues de loin, ce sont des compositions monumentales, mises en perspectives, mélangeant les matières, peinture et sculpture à la fois, écriture et images. Elles sont le fruit d’un long travail de pensée nourri de littérature, poésie, textes bibliques, mythologie, que Kiefer connaît en érudit. Vues de près, elles révèlent un extraordinaire travail pictural de la matière, épaisse, incrustée d’objets divers, où on découvre des lueurs, des transparences, des rugosités, des coloris subtils, qui se déploient avec tant d’inventivité et de virtuosité, qu’on n’en finit pas de les regarder.
Ces non-nés, dont ont parlé les poètes Cioran et Ungaretti, habitants des Limbes, sont figurés par des fœtus en silicone réalisés d’après un fœtus en bocal qui a fasciné Kiefer et auquel il s’identifie. « J’avais l’impression d’être moi-même cet être que je voyais là, hors du temps, pas encore ici-bas et pourtant étrangement plus présent que s’il était déjà né ». L’artiste nous fait traverser la frontière entre le prénatal, « un univers où nous existions déjà sous une autre forme », et le postnatal, comme Bion qui pense que la césure de la naissance est un passage psychiquement réversible. C’est une démarche artistique extrêmement ambitieuse. Ici le créateur de l’œuvre se fait Créateur du Monde, explorant les origines de la créativité.
Est-ce un hasard si les deux nouvelles galeries qui s’installent en banlieue, celle de Ropac à Pantin et celle de Gargosian au Bourget, présentent Anselm Kiefer dans leur exposition inaugurale ? Je dirais que non… Je pense qu’ils ont voulu récompenser le visiteur parisien – qui hésite toujours à se hasarder au-delà du périphérique – en lui offrant une œuvre dont la profondeur, la complexité, l’ampleur, et aussi la beauté, donne tellement à voir et à penser que cela vaut largement les deux heures de transport.