Rencontre avec André Green
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Rencontre avec André Green

“Le positif nous est donné dès la naissance, le négatif, c’est à nous de le faire”
Kafka, Journal, Livre de poche, 1998.

 

Le thème de cette journée est “Dépression du bébé et dépression de l’adolescent”. Je remarque que dans le titre il n’y a pas de “S” à dépression, alors qu’il apparaît évident qu’il y a des dépressions du bébé et des dépressions de l’adolescent, ne serait-ce que parce qu’il y a des configurations génético-développementales, des psychopathologies parentales et des interrelations précoces très différentes. En même temps la question de l’unité des dépressions reste en débat et ce sera justement l’axe d’intervention d’André Green.

A. La contribution de André Green à cette vaste question est, vous le savez, évidemment d’importance. Je ne peux évoquer tous les apports de ses théorisations sur le sujet, je me contenterai d’en rappeler quelques-unes, en tirant le fil de ce que j’appellerais “la lignée négative, la lignée blanche”que l’on retrouve tout particulièrement dans son livre Narcissisme de vie, narcissisme de mort : le travail du négatif, l’hallucination négative, et bien sûr le concept de la “mère morte”. Il me semble qu’on ne peut comprendre et soigner, sans l’éclairage de ces apports théoriques, ce qui se rencontre aujourd’hui le plus fréquemment en clinique quotidienne à savoir, les vulnérabilités dépressives, dépressivités, menaces dépressives, dépressions anaclinique d’abandon et mélancoliforme chez le sujet – cas fonctionnement limite à l’adolescence, et les structures névrotiques précaires, et au delà dans toutes les pathologies de l’identification et tous les climats psychopathologiques passionnels que son livre La folie privée a contribué à comprendre. Ces vulnérabilités dépressives, étant elles-mêmes des “ventres mous” aux somatisations, qui adviennent lors de l’évolution, au décours d’une phrase de dépression essentielle. Cette dépression essentielle est-elle originairement présente, et ne se révèle-elle qu’après épuisement des défenses psychiques (déni, clivage, identification projective, retournement contraire) et corporelles-comportementales (addictions…) mises en œuvre par le sujet pour la contenir ? Telle sera aussi la question développée par André Green

J’aimerais donc souligner ne serait-ce qu’un point concernant la dépression de la mère morte si fréquente en clinique de la dépression de l’enfant, de l’adolescent et aussi de l’adulte1.

André Green développe sa représentation du processus qui advient lorsqu’une mère vivante, aimante, se transforme en une mère lointaine, atone, inanimée psychiquement, inanimable… au delà du réparable : une relation mère-enfant asséchée, délibidinalisée, désérotisée voire décorporéisée du désinvestissement de l’objet, jusqu’à ce que s’installe chez lui une dépressivité masquée par une apparence de normalité.
Pour éprouver et saisir cet affect dépressif en quête d’une représentation tolérable qui envahit son patient, il importe que le psychanalyste pense en position meta (survole sa pensée…) qu’il ait à la fois de la psyché de son patient une représentation de sa représentation et une représentation de son absence de représentation. Alors lui est communiqué plus corporellement et affectivement que psychiquement et verbalement :

  • la coupure du temps, en ses effets sur la psyché de l’enfant : l’installation de “bombes du temps” (bombes enfouies qui éclateront plus tard), en particulier à l’adolescence lors de sollicitations objectales.
  • le sentiment de rupture de la continuité de la préoccupation maternelle primaire, vécue comme une absence de soi en miroir de l’absence de l’objet… dans un vécu corporel de l’absence.
  • l’arrêt dans la mise en place et/ou le développement d’une pensée réflexive et d’une autoaffectation (être affecté par les traces de soi vivant libidinalisé par l’objet).
  • moins la quête du sens perdu… que profondément l’ébranlement du sens du fait de la continuité perdue
  • l’activation du développement précoce des capacités fantasmatiques et intellectuelles, jusqu’à la passion épistémologique pour certains. Mais ce développement de la recherche se fait “non dans la liberté de jouer” (dans les absences de l’objet qui ne seraient pas des éclipses, dans des absences de type caché-retrouvé, des absences pas trop longues…), mais dans la contrainte d’imaginer et de penser (ce qui suppose que le trauma a eu lieu alors que l’objet interne n’était pas suffisamment constitué) pour surmonter l’angoisse générée par la perte.
  • la trouvaille d’explications, de fables, de rationalisations,…pour éviter que la peur soit sans objet et ne devienne que la peur d’avoir peur, pour que cesse la question qui je suis ? si je ne sais pas qui est l’autre… pour lui et pour moi : “Par la création d’un sein rapporté, morceau d’étoffe2 cognitive destiné à masquer le trou du désinvestissement, tandis que la haine secondaire et l’excitation autoérotique fourmillent au bord du gouffre vide”3
  • l’élaboration de stratégies de défense du moi pour s’essayer à tolérer cette absence de l’objet : “s’accorder aux rayures de son pelage” dirait encore Henri Michaux.

Il me semble et c’est là le point d’importance que je veux souligner avec toutes les dimensions, qu’il n’y a pas de possible perception, affectation, et soins de cette dimension de vulnérabilité dépressive tapissée d’un courant conformiste chez ces sujets, si, et c’est ce que André Green souligne au tout début de son texte, “l’analysant ne retrouve que la mère morte dans le transfert et fait une dépression de transfert”. L’importance du transfert et du contre-transfert est si primordiale dans l’appréhension des sujets limites pour qui l’objet a un rôle structurant ou désorganisateur, qu’on peut se demander comment certains parviennent à l’éluder dans des approches neurocognitives ou lacaniennes.

Voilà il me semble au-delà des disputes théoriques l’incontournable besoin d’une approche qui prenne en compte l’inconscient, c’est-à-dire où travaille la pure subjectivité de l’être, métabolisée à partir du mixte entre le ça impersonnel d’où sortira la sexualité infantile et le message de l’autre. Cet inconscient psychologique qui n’a rien à voir avec l’inconscient cognitif ou neuronal.

B. De manière plus poétique et pourtant tout aussi essentielle, André Green qui est un amoureux du livre répond à la question centrale dans la dépression : Quelle est la couleur du deuil ?

Le deuil a toujours été porté en blanc jusqu’à ce qu’en Espagne on se mette à porter du noir et black, si proche de blank, renvoie à un endroit désolé, triste et livré au vent, nous rappelle Borgès. Il me semble que pour Green, cette couleur est comme chez l’un de ses poètes admirés Gérard de Nerval… noire et blanche. D’ailleurs blanco en espagnol (ça c’est pour ses origines maternelles) et blank en anglais (ça c’est pour son tropisme britannique) ont la même origine qui veut dire sans couleur. L’idée de la mort est liée à la non couleur…. L’abolition de la réalité c’est l’abolition de ses couleurs… les couleurs de la vie. On rejoint là ce que Green développe magnifiquement dans la “mère morte”… de l’identification blanche de l’enfant au trou de l’absence : et qui m’évoque ce vers de Paul Eluard : “Je te cherche par-delà l’attente, par-delà moi-même et je ne sais plus tant que je t’aime (l’intensité jusqu’à l’indéfinition dans la confusion c’est nous qui rajoutons) lequel de nous deux est absent”.

C. Les Pulsions de destruction

Alors aujourd’hui encore André Green défend avec talent et conviction le concept de pulsion de mort, ou plutôt des pulsions de destruction (Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? Ed. du Panama, 2007), et l’unité originaire des dépressions qui renverraient à une dépression première essentielle peu ou prou agissante depuis le début de l’être et plus ou moins colmatée. Il reste profondément Baudelairien (voir son article in Adolescence entre les pages, Editions In Press) et de sa croyance de l’existence en chaque homme d’une double postulation vers le bien et vers le mal… Ce second étant chez lui la destructivité pure de “la bête assoupie” où se mêlent et se mixent l’excès, la transgression et la décharge à vide.

Dans Narcissisme de vie, narcissisme de mort, il a conceptualisé le narcissisme de mort comme la recherche active du néant qui tiendrait vers le zéro nirvanique, une sorte d’auto-anéantissement, de mort psychique, qui permettrait d’échapper à la logique du désespoir ; une sorte de “mime-sis du non-désir” qui rappelle le “désir de non-désir” de Piera Aulagnier. Il l’oppose à un narcissisme positif, de vie, tendant vers l’unité.

Mais, pour le dire en d’autres termes, avec Faulkner, entre chagrin et à la folie, l’enfer et le néant, personne ne “choisit” la folie ou le néant. Au pire certains, à l’histoire traumatique, lourde, enfermés dans le masochisme moral, courtisent le désastre jusqu’au dés-être pour tenter de sortir de la douleur de n’être qu’eux-mêmes. La question ne se pose donc pas ontologiquement, existentiel-lement, mais peut-être seulement secondairement “philosophiquement”, et seulement pour certains qui en ont les moyens psychiques. Le goût du néant des philosophes, ce n’est toujours que celui d’un “petit néant personnel” (Sartre). Pourquoi faudrait-il qu’il existe une force agissante de mort et non pas seulement l’effondrement de l’Eros, de la pulsion de vie ? Gilles Deleuze qui a cru longtemps à l’agencement des flux du désir, écrivait : “ Y aurait-il un agencement suffisamment tordu, suffisamment monstrueux, pour que l’énoncé “vive la mort” en fasse précisément partie et que la mort y soit elle-même désirée ? Ou bien n’est-ce pas le contraire d’un agencement, son effondrement, sa faillite ?” Comment décrire en effet un agencement dans lequel “un désir de mort” rencontrerait des conditions possibles de sa mobilisation ? A moins de considérer que cette pulsion de mort nourrie par une construction psychologique particulière ou une vulnérabilité génético-biologique singulière, un tempérament, sachant que nous ne sommes pas tous égaux quant à l’impact des facteurs environnementaux sur notre capital génomique ?
Là où A. Green marque des points selon moi, c’est lorsqu’il articule ce concept de pulsion de mort avec l’impossibilité de la penser sans référence à l’objet, et donc à la nature du lien à l’objet. Il décrit en emportant la conviction (et cela évoque le processus d’extermination nazi évoqué par Robert Antelme et Primo Levi) les cas où l’expression de la pulsion d’agression ne paraît pas s’accompagner d’une jouissance. On aurait à faire ici avec la destructivité pure, le désinvestissement libidinal de l’objet sur lequel porte l’agression, avec l’absence de réaction d’identification, donc de lien commun avec l’objet de l’agression par celui qui l’exerce, avec l’insensibilité à ce que peut éprouver l’objet agressé plus qu’avec la jouissance de ce qu’il fait. L’autre n’est plus reconnu comme un semblable. Il peut être considéré avec indifférence, au point que son meurtre laisse indifférent, et devenir aisément l’objet de n’importe quelle destruction, sans culpabilité et sans plaisir non plus. Il est dénié toute humanité à l’autre. C’est l’opération de désobjectalisation qui suppose une fonction désobjectalisante. Cette fonction désobjectalisante qui aurait primitivement touché le sujet en propre, le coupant de lui-même, rendant la relation de soi à soi inhumain. Cet inhumain qui est toujours et encore de l’humain (Castoriadis).

Notes

  1. Précisons en effet que les données épisté-miologiques confirment la continuité et la pérennité du trouble dépressif de l’enfance à l’âge adulte dans près de 70% des cas, et révèlent que les dépressions avérées des mères durant l’enfance des patients limites, sont présentes dans un tiers des cas. On peut de plus vraisemblablement estimer que bon nombre de dépressions colmatées par des troubles du comportement ou des organisations caractérielles fortement agissantes ne sont pas relevées.
  2. Shakespeare… l’étoffe du rêve
  3. Henri Michaux : “je suis né troué…. Il souffle un vent terrible, ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine mais il n’y souffle un vent terrible. Dans trou il y haine (toujours, effroi, et aussi impuissance)”.