En ce qui concerne la créativité, Winnicott ne se reconnaît ni dans les travaux de Freud sur Léonard de Vinci, qui démontent le « pourquoi » pulsionnel de l’acte créateur, ni dans ceux de Mélanie Klein et son introduction de la notion de réparation même s’il reconnaît l’importance centrale du sentiment de culpabilité personnelle. Pour lui seule une vie créative, en communication avec le vrai self donne le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue.
La créativité primaire
Elle est liée au développement du moi, n’est pas « fondamentalement liée aux conflits des instincts, et conduit à la santé » dans un mouvement de vie et d’authenticité. Nous verrons qu’elle concerne tout individu sain et non uniquement les artistes créateurs. Elle convoque l’illusion, et est en jeu dans l’aire transitionnelle, qui se déploie entre elle et la réalité extérieure.
L’enfant crée le monde : le « trouvé-créé » en fait un enfant dieu :
« Il faut dire que le bébé a créé le sein, mais cela n’aurait pas été possible si la mère n’était pas venue donner le sein au bon moment. On communique au bébé : “ Viens vers le monde avec créativité, crée le monde ; ce n’est que ce que tu crées qui a un sens pour toi ”. Puis vient : « Le monde est sous ton contrôle ». À partir de cette première expérience d’omnipotence le bébé est capable de commencer à faire l’expérience de la frustration, de parvenir même un jour à un point opposé à l’omnipotence et d’avoir le sentiment de n’être qu’une petite poussière dans l’univers ; dans un univers qui existait déjà avant que le bébé ne soit conçu, et conçu par deux parents qui prenaient du plaisir l’un avec l’autre. N’est-ce pas à partir du sentiment d’être Dieu que les êtres humains finissent par ressentir une humilité qui est le propre de l’individualité humaine ? »2
Winnicott prend ici clairement position quand à une perception qui ne devient possible que soutenue par un investissement. Serge Lebovici aimait à dire que « L’objet est investi avant d’être perçu ». Winnicott accentue cette position qui fait procéder la perception de l’hallucinatoire et non l’inverse. Là se situe le véritable point de divergence avec les cognitivistes qui postulent un extérieur perceptible d’emblée. Quel dommage que les cognitivistes anglais n’aient pas lu et discuté Jeu et réalité… Mais Winnicott se situe aussi dans une ligne profondément freudienne qui lie perception de la réalité, délire et rêve. Il l’accentue en considérant que l’objet subjectif est au départ le seul réel.
L’identification primaire et le « féminin pur » pour D.W. Winnicott
Le clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme (Jeu et Réalité, p.101) donne en 1966 une vision très originale d’un premier temps de l’identité, le féminin pur que Winnicott décrit dans ce célèbre cas clinique chez un homme à qui il est amené à dire que le matériel qu’il écoute est en rapport avec l’envie du pénis :
« Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. Je dis à cette fille : “ Vous parlez de l’envie du pénis. »
Je tiens à souligner que ceci n’a rien à voir avec l’homosexualité.(…)
Cette fois, mon interprétation eut un effet immédiat : acceptation intellectuelle et soulagement ; puis il y eut des effets plus éloignés. Après une pause, le patient dit : “ Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. ”
Les choses auraient pu en rester là, mais je ne regrette pas, étant donné ce qui suivit, d’être allé plus avant. La remarque que je fis me surprit moi même ; elle confirmait ce que j’avais avancé. Je dis : « Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un ; c’est moi qui voit la fille et qui entend une fille parler alors qu’en réalité, c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou, c’est moi ».
Winnicott réactualise ainsi un environnement fou dans une interprétation qui implique la réalité interne de l’objet primaire, la folie maternelle. À partir de cet exemple extrême, il développe l’idée d’un clivage entre les éléments masculins et féminins de la personnalité qui lui permet de définir un élément féminin pur. Le masculin est ici relié au lien, actif ou passif à l’objet, pulsionnellement investi. Le féminin pur définit un lien bien différent au sein ou à la mère : « le bébé devient le sein (ou la mère), l’objet est alors le sujet » et Winnicott d’ajouter : « je ne vois là aucune motion pulsionnelle. » « Il ne s’agit pas d’être-un-avec, à ce moment le bébé et l’objet sont un. » Il mentionne à cet endroit explicitement l’identification primaire.
Dans la construction complexe du self pour Winnicott, aucun sentiment du self ne peut s’édifier sans le sentiment d’être (sense on being) qui découle de cet éprouvé d’existence partagé avec la mère. Cette expérience vitale d’être inaugure toutes les identifications qui vont suivre et représente une continuité réelle des générations, transmise par les mères aux enfants des deux sexes. Elle est beaucoup plus précoce que l’expérience de la relation objectale masculine (dans les deux sexes) qui implique de doter l’objet de la qualité de non-moi, dont la frustration fera ressentir de la colère et la satisfaction renforcera l’objectivation de l’objet, ouvrant aux identifications complexes ultérieures. Faisant ensuite la différence entre « l’être » tenant du féminin pur et le « faire » appartenant au registre masculin, il souligne l’importance de la rencontre avec un sein qui est et non un sein qui fait, entraînant chez l’enfant l’expérience de la sécurité de l’être, protégeant de l’envie qui n’a alors pas lieu d’être, au lieu du risque du faire comme.
Winnicott débouche sur le risque du faux self.
Il spécifie avec le féminin pur un destin particulier des femmes dans son autobiographie posthume publiée dans L’Arc n°69 par sa femme Clare : « elles sont continues », pouvant faire éprouver à leur fille ce que leur mère leur a fait connaître, alors que les hommes ne peuvent comme prolongement « qu’avoir un fils pour les tuer imaginairement et leur survivre ».
Vivre créativement
« Quelque soit la définition (de la vie – NT) que nous adoptions, elle doit comporter l’idée que la vie vaut ou non d’être vécue selon que la créativité fait ou non partie de l’expérience de tout être vivant. Pour être créatrice, une personne doit exister et avoir le sentiment d’exister, non de manière consciente, mais comme une base qui lui permet d’agir. La créativité est alors un faire qui est issue d’un être. Elle indique que celui qui existe, est vivant. La pulsion peut être au repos, mais quand le mot “faire” est bien employé, la créativité est déjà là. … La créativité, alors, est la capacité de conserver tout au long de la vie quelque chose qui est propre à l’expérience du bébé : la capacité de créer le monde. »3
Jan Abram relie ainsi le sentiment du sens de la vie pour Winnicott : « La vie créatrice naît de l’aperception créatrice et celle-ci, de l’expérience d’avoir été mêlé à sa mère. {…} Une communication silencieuse s’instaure avec les objets perçus subjectivement dans le monde interne de l’individu pour constituer un élément inatteignable au fond de chacun ; c’est essentiellement grâce à celui-ci que la vie est ressentie comme ayant un sens et qu’elle vaut la peine d’être vécue. »4 La créativité est donc profondément ancrée dans le vrai self, que Winnicott dégage en contrepoint du faux self.
Vrai et faux self
Subtilement, Winnicott a développé une théorie négative du vrai self, qui est surtout connu comme négatif du faux self qui lui se donne à connaître. Le faux self résulte d’une apparente soumission aux empiétements inadéquats de l’environnement. La localisation du psychisme dans la tête, dans une position dissociée du reste de l’expérience du corps apparaît par exemple à Winnicott comme caractéristique d’un faux self.
Ce clivage fondamental de la personnalité entraîne une distorsion des échanges entre l’individu et l’environnement, ce dernier n’ayant accès qu’au faux self. Le mécanisme initial qui aboutit au faux self est un réflexe sain “ qui gèle la carence ” contenant l’espoir inconscient qu’une régression ultérieure auprès d’un environnement adéquat permettra la reprise de la progression psychique. « Le développement d’un faux self est l’une des organisations de défense les plus réussies en vue de protéger le noyau du vrai self. Il résulte cependant de sa prévalence un sentiment de futilité. »5 Cette futilité, cette inanité de la vie infiltre même les expériences sensuelles les plus satisfaisantes. Seul le contact, même partiel avec le vrai self redonnera le sentiment que “ la vie vaut la peine ”, qu’elle est réelle, et que ce que le sujet ressent, aussi agressif soit-il, est réel et plus tard bon.
Une des traductions cliniques de l’écart entre vrai et faux self est la “ fantasmatisation ” que Winnicott décrit dans Jeu et réalité6 comme une rêverie éveillée qui se développe aux dépens de la vie réelle, la dissociation de la personnalité prenant le pas sur le refoulement. Ce terme entretient l’équivoque en français car l’aspect péjoratif, comme rêvasser par rapport à rêver, n’y apparaît pas. Après avoir dans l’enfance plus fait semblant de jouer avec les autres enfants que jouer vraiment, la patiente qui illustre ce thème comblait le vide par des activités solitaires et répétitives comme des jeux obsessionnels – le jeu de patience – sans affects, sans joie, pour fill the gap – combler l’écart. Winnicott lui dit qu’il ne peut rien faire du jeu de patience, alors que si elle rêvait qu’elle jouait au jeu de patience, il pourrait lui dire qu’elle combat Dieu ou le destin, visant « à contrôler la destinée des quatre familles royale ». La patiente lui répond : « J’ai fait des patiences pendant des heures dans ma chambre vide, et la chambre est réellement vide, car quand je fais des patiences, je n’existe pas. » (p.54). Winnicott insiste à travers le cas clinique de cette femme qui découvre qu’elle pourrait désirer avoir eu un enfant et que la vie « pourrait n’être pas si mal que ça » sur le fait que sa patiente semble avoir manqué d’une possibilité primitive d’ « être informe », et avoir dû se construire sur un modèle imposé du dehors.
Dans le cas d’instauration d’un faux self, le vrai self ne peut communiquer qu’avec les objets subjectifs, communication en cul de sac, comme dans les balancements autistiques – et la peinture abstraite, ajoute Winnicott -, mais porte en elle tout le sens du réel, alors que les objets offerts ne sont en relation qu’avec le faux self et la communication avec eux n’est pas éprouvée comme réelle7. Il précise cependant que chez toute personne normale capable de relations objectales subsiste un besoin qui reste de l’ordre de la communication silencieuse avec un objet subjectif. Les artistes lui semblent ainsi dans un dilemme : “ Le besoin urgent de communiquer et le besoin encore plus urgent de ne pas être trouvé. ” (p. 158).
Si Winnicott pense cependant que « se cacher est un plaisir, mais n’être pas trouvé est une catastrophe » il croit à cette part isolée, “ noyau du vrai self de la personnalité morcelée ” qui fait de tout individu « un élément isolé en état de non communication permanente, toujours inconnu, jamais découvert en fait. » (p.161). L’issue pour le psychanalyste dont la technique menace cette part sacrée du self est d’être capable de recevoir la communication de ce que le patient ne communique pas.
Le risque de la fascination face à la perversion : Winnicott et Masud Kahn
De même que la seconde version de l’article sur objets et phénomènes transitionnels montre une évolution fétichiste de l’enfant à la ficelle, de même l’immense valeur que Winnicott accorde à la toute puissance primitive et au secret l’expose à une complicité avec les dérives de Masud Kahn, son patient, son collègue et son éditeur, alors que Wynne Godley – patient de Masud Kahn – l’aurait alerté sur les passages à l’acte de ce dernier8. On dit que Masud Kahn aurait, par exemple, inventé certains des cas cliniques que nous avons lus avec admiration : créativité sans limite ?
Les conséquences techniques de la reconnaissance de la non intégration
Les propositions de Winnicott changent considérablement la fonction de l’analyste dans les enjeux atteints par la régression. Alors que la mise en sens par l’analyste est pour nous essentielle, permettant l’investissement du fonctionnement psychique du patient et favorisant son organisation (son auto-organisation ?) ce qui est d’autant plus crucial que la psyché est menacée par le chaos, Winnicott nous propose l’inverse. Il a reconnu qu’avant le morcellement du moi – terreur absolue d’essence schizoparanoïde – existe un état de non-intégration. Ceci le rapproche des post-kleiniens – élèves de Bion – qui récusent l’existence d’emblée du moi postulée par Mélanie Klein. On reste d’autant plus désolés de n’avoir aucune trace qu’il y ait eu de véritables discussions entre Winnicott et Bion ! La créativité trouve ses sources dans ces états non intégrés du moi. Ceci n’empêche nullement l’union par moment avec la psyché maternelle : Winnicott le précise dans une note : il peut y avoir union avant qu’il y ait idée de l’union.
Pour Winnicott l’analyste doit accompagner et partager l’expérience du chaos, du non-sens. Sinon : « Il en résulte que le patient abandonne le champ de l’absurdité parce qu’il a perdu l’espoir de communiquer l’absurde. Une occasion de se détendre a été manquée en raison du besoin du thérapeute de trouver un sens à l’absurde. Le patient n’a pu se reposer à cause d’un manque dans ce que lui fournit son environnement, ce qui lui a fait perdre confiance. Sans le savoir, le thérapeute a abandonné une attitude professionnelle, et ceci parce qu’il a voulu être un analyste intelligent qui met de l’ordre dans le chaos.9» Il rejoint alors le Bion qui à la fin de sa vie prône un analyste « sans mémoire et sans désir » et valorise la capacité négative de Keats, que Winnicott convoque souvent dans ses écrits…
La créativité et l’artiste
Vivre créativement n’exige donc aucun talent particulier. Il en est différemment pour l’artiste. On peut justement penser au contraire à son sujet une « faille dans sa vie créative » : « lorsqu’une création est achevée, elle ne comble jamais l’absence de sentiments d’être soi (sense of self) qui est sous-jacente » écrit Winnicott (Jouer, l’activité créatrice, et la quête de soi).
Béance du trouvé, exacerbation du créé
André Green estime que les états limites peuvent réaliser des sublimations remarquables au prix « de clivages ayant laissés intacts des pans entiers de la personnalité qui continuent d’être possédés par les pulsions les plus brutes, les angoisses les plus désorganisantes, et les affects de persécution qui les font vivre dans un enfer plus ou moins permanent et viennent cruellement leur rappeler l’échec de leur idéalisation de l’objet ou d’eux-mêmes » (La folie privée, p. 275). Ce lien entre folie et création nous est familier : nous avons parfois le sentiment coupable devant de grands artistes que nous profitons esthétiquement du feu d’artifice dans lequel se consume une psyché luttant très douloureusement et sans espoir pour sa survie. Le créateur qui s’adresse à un analyste a aussi cela en tête, et craint de perdre le feu sacré de son inspiration en perdant de sa souffrance. Nous le rassurons habituellement car nous savons que ce qu’il gagnera sur ses inhibitions l’emporte habituellement sur le risque d’une tranquillité stérilisante. Probablement savons-nous aussi que les traces traumatiques fécondes remontent si loin dans son histoire, convoquent des éprouvés si archaïques, des problématiques de l’origine, que notre modestie concernant nos possibilités de réélaborer le passé est justifiée : l’analyse ne changera jamais un être au point qu’il soit autre.
Présence et absence de l’objet primaire
Il nous faut faire intervenir l’objet, ou plutôt les objets primaires du sujet puisque nous nous intéressons à une période très précoce de l’organisation psychique. Parfois il s’absente, désinvestit ou défaille. Cela arrive toujours, mais de manière très variable qualitativement et quantitativement. On sait que la catastrophe qui en résulte pour l’enfant ira – selon la nature et le durée du désinvestissement – de la découverte heureuse d’une présence paternelle dans le désir de la mère (la censure de l’amante de D. Braunschweig et M. Fain) à un cataclysme trop destructeur pour être éprouvé et qui reste suspendu au dessus du psychisme (La crainte de l’effondrement de Winnicott). Selon la durée de la déprivation : x+y ou x+y+z, cela peut signifier la vie ou la mort de l’objet.
Le destin de l’idéalisation de l’objet (qui est le corollaire de la sublimation de la pulsion) va évidemment dépendre pour une part importante du message que l’objet adresse au sujet quand à son abandon. Sera-t-il assumé, rendu intelligible, mis en sens, ou au contraire la responsabilité en sera-t-elle attribuée au sujet par l’objet ? Une « confusion de langues » entre les adultes et l’enfant, (Ferenczi) – double contrainte – imposera-t-elle à l’enfant de sacrifier la logique de sa pensée sous peine de revivre l’abandon ?
Le pire est évidemment d’imposer comme une évidence que c’est par amour pour le sujet que l’objet l’abandonne. On imagine bien que des destins fort différents peuvent résulter de ces différents cas de figure.
N’oublions pas aussi que le sujet garde toujours la possibilité de nier lui-même la défaillance de l’objet et de s’en attribuer mégalomaniaquement la responsabilité par la culpabilité qui préserve l’illusion d’un sens et d’une maîtrise de la catastrophe. René Roussillon a repris récemment ce point de vue pour en faire l’origine du sentiment inconscient de culpabilité.
Léonard Schengold donne dans son livre Le meurtre d’âme10 (1989) plusieurs exemples de maltraitances du type abandon ou frustrations « pour le bien de l’enfant » dans l’enfance d’écrivains importants comme Dickens, Kipling ou Orwell. Il raconte comment les riches parents d’un de ses patients lui faisaient remballer le lendemain les nombreux cadeaux offerts le soir de Noël devant les invités pour les donner aux enfants pauvres. Ceci bien sûr pour élever son âme, former son caractère et lui apprendre la générosité. L’enfant en éprouvait évidemment une effroyable haine… des enfants pauvres.
Je voudrais aller plus loin et dans des voies moins familières pour rendre compte du paradoxe que des désillusions dont on pourrait penser que les conséquences sont gravissimes – le « meurtre d’âme » n’est pas une vaine expression dans le cas d’Orwell, si l’on se souvient de ce que nous communique 1984 – non seulement pour le sujet mais pour ses capacités de création, alors que c’est l’inverse, en tous cas parfois : Orwell écrit. Mon hypothèse est que dans la rencontre primaire du « trouvé » et du « créé » que nous propose Winnicott, l’enfant perçoit une béance, une déchirure, un trou dans l’objet qui est alors pour lui tout l’univers. Il en résulterait une nécessité de re-création pour compenser, tenter sans fin de remplir ce trou. Une exacerbation du « créé » s’en suivrait pour réparer la déchirure du « trouvé », qui pourrait durer toute la vie. Cela suppose cependant que l’objet ait été trouvé suffisamment pour que l’on en perçoive la faille.
Je voudrais proposer que la béance particulière du « trouvé », de l’objet parental primaire, concernerait de manière privilégiée les propres parents du parent, les objets primaires de l’objet primaire. La faille dans l’univers trouvé communiquerait donc avec un autre univers d’un autre espace ou plutôt d’un autre temps… Voilà une énigme capable de susciter une curiosité sans fin.
Nous connaissons des créateurs d’univers : tout romancier de fiction l’est. Mais la réalité extérieure n’est pas forcément recréée. Le romancier de science-fiction, fort mal nommée, car la science n’est ici qu’un prétexte, l’est sans déguisement : il crée de toute pièce un univers. Il y est fréquemment représenté que l’espace-temps communique avec d’autres espaces-temps par des points de passages, permettant de parcourir des distances infinies ou d’entrer dans d’autres temps. Veut-il en recréant un tout autre monde signifier l’échec radical du « trouvé », et que tout est à refaire ? Comme l’utilisateur d’un ordinateur tente de redémarrer par un « reset », le créateur tente-t-il de tout reprendre à zéro ? Le fantasme est fréquent – nous l’avons rencontré, espéré et craint, dans la demande d’analyse – et l’accusation forte : ce monde trouvé était donc raté. Au contraire l’artiste n’en finit-il pas de réparer la blessure de l’univers de l’identité primaire auquel il a eu un jour accès ? Ce faisant il ignore que dans cette vérité subjective, il s’assujettit à une mère suffisamment bonne pour lui avoir fait éprouver le partage de l’illusion, et suffisamment mauvaise, je veux dire suffisamment trouée pour lui en avoir fait éprouver le naufrage et qu’il consacre sa vie à re-créer. Etait-ce la mission d’un investissement narcissique blessé de l’enfant par un ou les parents ? Ou l’enfant s’est-il emparé du rôle de ses grands-parents pour recréer et réparer sa mère ? En tout cas, trace de l’idéalisation primitive, il lui faut refaire le monde plus beau et non plus bon, plus sûr ou plus doux. Chacun de nous doit lui ressembler pour une petite part… car cela nous intéresse beaucoup plus.
De la créativité à l’auto-engendrement et au suicide de l’adolescent
Dans quelle mesure la toute puissance créatrice ne risque-t-elle pas de dénier la réalité jusqu’à la psychose au lieu d’y ancrer le sujet ? Avant de revenir avec Winnicott lui-même à une résurgence de la réparation – mais de l’objet primaire par la défense maniaque – revenons à l’adolescent ancien bébé qui donne son intitulé à notre colloque. Dans le « pot au noir » de l’adolescence expression qui traduit le sentiment de Winnicott qu’il faut supporter là encore un certain temps mort où l’adolescent dérive comme un voilier encalminé sans vent, il arrive que des tentatives de suicide impulsives et dangereuses se produisent. Il m’a semblé qu’une compréhension pouvait se dégager de certaines tentatives : en jouant sa vie comme à la roulette russe, l’adolescent dénie la scène primitive qui l’a engendré et c’est par son acte meurtrier qu’il relance – dans les bons cas – une vie qu’il s’approprie, dans un auto-engendrement négatif. Celui-ci, auquel un patient m’avait conduit par une fantasmatique temporelle coagulant mort et origine me semble rejoindre le fantasme d’auto-désengendrement (FADE) décrit par P.-C. Racamier.
Les sources de la créativité de Winnicott : « The Tree », une mère morte
Adam Phillips signale que Winnicott a envoyé à l’âge de 67 ans un poème The Tree11 – l’arbre – à son beau-frère, référence à l’arbre de la maison de son enfance dans12 :
Ma mère sous l’arbre pleurepleurepleureC’est ainsi que je l’ai connueUn jour, étendu sur ses genouxComme aujourd’hui dans l’arbre mortJ’ai appris à la faire sourireA arrêter ses larmesA abolir sa culpabilitéA guérir sa mort intérieureLa ranimer me faisait vivre
Phillips y voit une identification de Winnicott au Christ, l’arbre figurant la croix. Winnicott aurait pu ainsi retrouver en lui la trace précoce d’une dépression maternelle, éprouvée dans une faille du holding. Phillips signale que Woods (wood : le bois), second prénom de Winnicott, était le nom de jeune fille de sa mère et surdétermine l’image de l’arbre mort. Il voit dans le poème un lien avec les préoccupations centrales dans l’œuvre de Winnicott de l’intégration de l’absence de la mère et l’importance vitale pour l’intégration psychosomatique de la personnalité de l’enfant des capacités de maintien, de contenance, de holding par la mère. Winnicott, pour sa part dit simplement à son beau-frère que c’est la première et, il l’espère, la dernière fois qu’une chose pareille lui arrive.
Dans L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma, Winnicott avait décrit comme une des conséquences de la carence maternelle primaire une prématuration de l’intellect de l’enfant qui le fait s’identifier au rôle de la mère-environnement et l’empêche de s’identifier à l’individu dépendant, devenant ainsi de manière fausse plus tard et pour des périodes limitées « une mère merveilleuse pour les autres » et pouvant même développer « un pouvoir de guérison presque magique à cause d’une aptitude extrême à s’adapter activement à des besoins primitifs » à condition de toujours trouver quelqu’un d’autre qui permette en en bénéficiant d’ainsi donner une réalité au bon environnement qui a fait défaut. Ceci ne protégeant évidemment pas durablement de la dépression car ce n’est pas en bénéficier soi-même d’une part, et nécessite d’autre part la dépendance d’autrui. Ce “ bon environnement ” se démasque ainsi comme nécessitant que l’autre aille mal pour exister. Nous livrerait-il là un fragment important de son analyse personnelle, lui dont la présence était tellement thérapeutique, qui semblait souffrir d’une difficulté à se situer dans un registre égoïstement pulsionnel et dont le premier mariage fut, semble-t-il, sur le registre du soin d’un conjoint allant mal, et qui refusait si énergiquement de dépendre de qui que ce soit ?
Notes
- Ce texte reprend des éléments présents dans : Ribas D., (1998), Béance du «trouvé» exacerbation du «créé». Revue Française de Psychanalyse, 1998, vol. 62, n° 4, pp. 1185-1191, et :Ribas D. (2000), Donald Wood Winnicott Paris, PUF.
- « Communication between Infant and Mother, and Mother and Infant, Compared and Contrasted » p.101. (La communication entre le nourrisson et sa mère, et la mère et le nourrisson : comparaisons et contrastes).2-3-9 : Trois citations ont été trouvées dans le choix sur ce thème de Jan Abram, dans son livre Le langage de Winnicott, Trad. Fr. de Cléopâtre Athanassiou-Popesco, Ed. Popesco.
- « Living Creatively », pp. 39-40. (Vivre créativement )
- Le langage de Winnicott (p.89).
- Les Aspects métapsychologiques de la régression au sein de la situation analytique, p.145.
- « Rêver, fantasmer, vivre » in Jeu et réalité p.40-54.
- « De la communication et de la non-communication suivi d’une étude de certains contraires », in Processus de Maturation chez l’enfant, p.157.
- cf l’article de Wynne Godley dans la Rfp n°3 de 2003
- « Playing : Creative Activity », pp.55-56. (Jouer. L’activité créatrice et la quête de soi)
- Trad. Calmann Lévy, 1998.
- Mother below is weeping / weeping / weeping / Thus I knew her // Once, stretched out on her lap / as now at dead tree / I learned to make her smile / to stem her tears / to undo her guilt / to cure her inward death / To enliven her was my living.
- Trad. Marie-Claire Durieux.