Chienne
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Chienne

« Cosi Saremo Amici »1.

 

1928 : Dorothy Burlingham offre à Freud son premier chien, un chow-chow (nourriture-nourriture) rapporté d’un voyage en Chine et prénommé Lin Yug (lün), qui devait mourir 15 mois plus tard, renversé par une voiture.

La fille (ou la sœur ?) de cette chienne appelée Yofi par son maître (beauté en yiddish, mais aussi joie au sens de tant mieux, soit Freud en allemand), lui restera fidèle jusqu’au tout dernier moment. « Jusqu’à ce que l’heure vienne » n’est-elle pas la devise des chiens scouts ?

Il offre l’un des fils de cette beauté, le chien de sa chienne donc, le bien nommé Topsy (Psy ?), à Marie-Bonaparte, et ce prétexte servira à ce que tous deux entreprennent l’écriture d’un livre injustement méconnu sur la sublimation, Topsy, le chow-chow aux poils d’or2.

On imagine aisément que Freud cédait à la tentation de se délier la langue en parlant à sa chienne entre deux patients. Dommage que l’on ne puisse savoir ce que l’autre (la chienne de son maître) en pensait… même si l’on peut imaginer que les chiennes sont de drôles de zèbres ou de drôles d’oiseaux en matière de narration. « Mélange de sauvagerie et de docilité, plein d’affection jalouse et passionnée, méfiant envers les étrangers » – soulignait Freud à propos de Wolf, le chien-loup qu’Anna promenait tous les jours au Prater et dont le médaillon attaché au cou portait l’écrit suivant « Professeur Freud ; 19, Berggasse »3.

Qu’avait bien pu apprendre cette chienne, la seule témoin oculaire connue du traitement analytique prodigué par le maître, au contact prolongé de celui-ci, étant entendu qu’on estime qu’une telle proximité-complicité finit par donner au chien une intelligence ou une stupidité conforme à son maître ? Était-ce un chien pour non-voyant ou un chien savant-acculturé et éduqué à mort ? Pour savoir le fin mot de cette histoire de chiens, peut-être faut-il relire Le Colloque des chiens de Scipion et Berganza4 ?

On prétend que Yofi lui était d’un utile secours pour faire le diagnostic d’un nouveau patient : c’est ainsi que, si elle aboyait, ce dernier était récusé. Freud était-il intéressé par les jeux métonymiques entre folie et animalité ? Parions encore que s’il admettait la persistance de la bête en l’homme, il n’était pas prêt à admettre l’humaine conscience réflexive dans la bête. Qu’avait donc pu renifler le chien, que son maître n’avait pas encore ressenti ? L’angoisse nue, lisse et blanche, et surtout froide de certains patients psychotiques ; l’odeur particulièrement amère de poussière ou de beurre un peu rance d’une putréfaction mélancolique ou celle acide d’une sueur d’angoisse marquée par le sceau de l’effervescence, ou de son envers (la liquéfaction) chez certains psychopathes ? A moins que cette chienne fût une bourgeoise (« qui se préfère ») comme son maître, bien différents des chiens des rues,… la galère au bout de la laisse et qui savent réchauffer leurs maîtres nécessiteux qui aiment à s’y pelotonner la nuit. La morale est la laisse de mer que déposent les tempêtes.

On dit que les chiens aboient et se montrent agressifs quand ils ressentent que l’on a peur d’eux : ainsi à l’inverse dans le film L’Argent de Robert Bresson, le meurtrier exécute froidement à la hache toute une maisonnée, du grand-père au petit-fils, accompagné docilement par l’effrayant berger allemand chargé de veiller sur la malheureuse famille. En tout état de cause, certains patients dont l’angoisse serait liée humoralement et électriquement à la peur, tout en étant dépourvue de sens (un électromagnétisme cérébral qui ne donnerait aucune activité mentale ? une mémoire purement génétique ?) étaient, pour cette chienne-là, des cas limites, c’est-à-dire limites quant à la capacité de son maître à les investir, à l’aune de ce qu’ils lui faisaient éprouver. Faut-il aller jusqu’à penser que la qualité chimique de leurs angoisses résonnait avec celle clinique de ce chien qui contrairement à l’homme face au réel ne se raconte pas d’histoire ? Clément Rosset5 écrivait : « La pierre n’en dit vraiment pas assez. L’homme, créature imaginative et bavarde, en dit toujours beaucoup trop. L’animal se trouve dans le juste milieu : il résume tout ce qu’on peut dire de l’existence, pas moins et pas plus ».

Quoi qu’il en soit, Freud nourrissait une véritable aversion pour les délinquants, les estimait, conformément à l’air du temps, incurables et inamendables, et contre-indiquait la psychanalyse pour les meurtriers. Et il ne prisait guère les écrivains du réalisme social, Zola, Céline, Dostoïevski.

La chienne sentait-elle l’odeur du sexe et du sang ? Est-ce elle qui fit découvrir à Freud la pulsion de mort ? Mais les psychopathes ont-ils une odeur particulière ou faut-il évoquer le délire olfactif de Freud, qui, faut-il le rappeler, accorda beaucoup trop de confiance aux théories nasales de Fliess et donc au flair de son chien. Le corps des sujets limites et psychopathes carencés dans l’enfance a très tôt sécrété via les sensations éprouvées (traumatismes en plein) et celles auto prodiguées (traumatismes en creux-absence), des affects qui faute d’avoir pu accéder à des représentations (faute d’accordage, d’assistance par un objet tuteur et témoin), demeurent à l’état d’excitation libre et de terreur agonique. Bref lors des reviviscences (comme dans la cure via le transfert), ils respirent la peur et suent l’angoisse (les aisselles particulièrement odorantes des psychotiques), l’odeur de mort acidulée des retraités et des vieillards, l’odeur âcre des cétoses mélancoliques.

On sait désormais que les chiens permettent un diagnostic précoce du cancer de la prostate pourvu qu’on leur fasse renifler les urines de leur maître. On sait aujourd’hui6 que le cancer a une odeur perceptible par l’odorat canin, qui sait flairer les petites molécules odorantes libérées par les bactéries siégeant dans les cellules tumorales des néoplasies. On prétend pourtant que cette chienne s’écarta de son maître et grogna après lui dans sa propre maison, quand l’odeur de putréfaction du cancer de la mâchoire de Freud commença à lui devenir insupportable. Freud révisa-t-il alors son jugement quant à l’estime que l’on peut porter aux chiens dont tout le monde vante la fidélité et qui n’aspireraient qu’à rester couché au pied de leurs maîtres, leurs laisses sur le dos ? Aurait-il eu le temps de changer son jugement sur les chattes narcissiques, « symboles du charme paisible et enjoué du véritable égoïsme »7… autrement dit préférait-il vraiment la compagnie de Dorothy aux chatteries de Lou ? « J’attends comme un chien affamé un os que l’on m’a promis, mis à part que cela devrait être le mien8. » répondit Freud à Ettington qui venait un jour prendre des nouvelles de l’agonisant.

La liberté de mouvement de Yofi permit à Freud quelques savoureuses interprétations (de détente contrebalançant les nombreuses heures d’attente qu’il devait garder par devers soi). Ainsi le psychiatre américain, le Dr Roy Grinker, rapporta que lors de sa cure, Yofi se levant de sa couche, alla un jour gratter à la porte obligeant Freud à lui ouvrir pour qu’elle puisse sortir et qu’il en profita pour lancer à son analysant : « Yofi n’approuve pas ce que vous venez de dire » ; puis tandis qu’elle revenait en grattant cette fois de l’autre côté de la porte et qu’il se releva pour lui ouvrir, il (re)lança cette fois : « Yofi vous donne une seconde chance ». Enfin lors d’une séance alors que Grinker était en proie à une vive émotion et que Yofi lui sauta sur le ventre ; la voix de Freud retentit… implacable : « Vous voyez que Yofi est très excité que vous ayez été capable de découvrir l’origine de votre anxiété ». Espérons que ce patient n’était pas allergique aux poils de chien… ce qui aurait constitué un biais dans l’évaluation de l’assistant de Freud.

Enfin rappelons à nos amis lacaniens que c’est Yofi qui scandait la fin des séances et non Freud, et que ce fût toujours avec jamais plus d’une minute aux dépens du patient. Question subsidiaire : Yofi reniflait-elle l’argent sonnant et trébuchant exigé par la cure, celui qui même sale est réputé ne pas avoir d’odeur ? Si ce n’est bien sûr celui du bébé ou des Fèces qu’il est censé représenter symboliquement.

Notes

  1. « Un lien d’amitié nous unit tous deux »…tiré de Don Giovanni. Air que Freud s’amusait à fredonner à son chow-chow. In Lydia Flem, La vie quotidienne de Freud et de ses patients, Editions Seuil, Librairie du XXe siècle, 2018, pp 198.
  2. Topsy, the story of a golden-haired chow, Pushkin Press, Londres, 1945.
  3. Lydia Flem. Ibid op. cit.
  4. Titre d’une nouvelle de Cervantes admirée par Freud. « Très jeune, j’échangeais des lettres avec mon ami Edouard Silberstein… il nous arrivait assez souvent de signer, lui Berganza et moi Scipion, alors que j’étais le plus bavard des deux ». Lettre de S. Freud à Bénédictus de Spinoza, Vienne, 25 et 26 juin 1937.
  5. Clément Rosset : Le régime des passions. Ed de minuit,1982.
  6. Expériences de I. Fromantin. Institut Curie. Avec deux malinois : Thor et Nykios.
  7. Lou Andreas-Salomé. A l’Ecole de Freud. Journal d’une amie 1912-1913. (1970). 2000, Mercure de France, pp 5.
  8. S. Freud, Correspondance, Lettre à Eitingon, Gallimard, 1938.