A contre courant des idéaux culturels et sociaux ayant fait des émotions et sensations fortes le saint graal du XXIème siècle, les auteurs nous proposent une réflexion sur ces pathologies qui s’expriment dans le silence des émotions. Ce livre est un triptyque ouvert sur des figures singulières de dépressions : dépressions sans affects ou masquées alors que le corps s’est compulsivement engagé dans une répétition aliénante ou retranché dans la prison d’un conformisme aliénant, autant d’expressions d’une souffrance tue au nom de la survie psychique… Le premier volet est ouvert par Solange Carton qui puise dans son expérience clinique hospitalière les ressorts de sa réflexion. Alors que certains patients crient haut et fort les motifs de leur souffrance, il en est d’autres dont le silence symptomatique interroge, condui-sant à désigner ces dépressions « en creux », « en négatif ». Les cliniques plurielles des pathologies actuelles interrogent avec force les motifs de conduites psychiques qui cherchent à taire, à abraser toute expression pulsionnelle.
Lorsque la clinique est celle du silence des émotions, se pose inévitablement la question de savoir ce qui ne peut être authentifié et perçu par le sujet. Du silence des émotions à celui des affects, des conceptions psychologiques jusqu’aux concep-tualisations psychanalytiques, ce sont les chemins que S. Carton nous invite à prendre, solidement balisés de référents théoriques exposés avec clarté. L’originalité de ce travail, fondamentalement ancré dans l’épistémologie psychanalytique, est de nous proposer une mise en tension fructueuse entre des méthodes et des épistémologies différentes, ouvrant sur des hypothèses de compréhension et de travail qui intéresseront autant le clinicien que le théoricien. L’exercice n’est pas seulement de style, il puise sa légitimité dans les sources corporelles de l’émotion, inter-rogeant conjointement les ressorts de son appropriation subjective. Les théories psychologiques proposent de penser le parcours de l’émotion depuis sa source somatique jusqu’à son expression psychique, alors que les affects sont interrogés à la lumière des modèles psychanalytiques natifs et contemporains. La clinique offre ici l’occasion de revisiter la métapsychologie de l’affect au travers de multiples figures du négatif, la référence aux dépres-sions essentielles (P. Marty) servant ici d’étalon. Alors que domine le silence des émotions dans les dépressions « essentielles » et « vraies », S. Carton propose de les différencier à l’aune du trai-tement des affects. L’hypothèse forte proposée par l’auteure, est que le silence des émotions dans les dépressions vraies serait soutenu par le ralentissement moteur si spécifique de cette clinique. Le corps, immobile, viendrait engourdir toute expres-sion de souffrance, permettant en un formidable tour de passe passe, de conserver en soi sur une autre scène – celle du soma -, un lien à l’objet dont la perte ne peut être consentie. Cette figure de mélancolie parle d’un dialogue singulier avec l’affect qui, pour être supporté doit être tu, littéralement réduit au silence.
Catherine Chabert centre sa réflexion sur ce qu’elle nomme l’« interdit d’éprouver ». Si l’auteure souligne d’emblée le caractère transnosographique du silence des émotions, elle trouve dans les modalités de fonction-nements limites et narcissiques un mode privilégié d’expression ; ils seront utilisés ici pour leur fonction paradigmatique. Le surinvestissement de la réalité externe qui leur est caractéris-tique, interroge in fine les modalités de traitement perceptif. Le statut métapsychologique de la perception, souvent restée dans l’ombre de la représentation, découvre sa valeur heuristique pour penser l’interface entre dedans et dehors, la régulation des échanges entre conscient et inconscient. C’est dans le vivier des perceptions que représen-tations et affects puisent les motifs de leur constitution, infléchie par les contraintes du travail psychique. Ainsi, souligne l’auteure, la psychanalyse interroge fondamen-talement les liaisons entre productions psychiques et réalité historique, l’écart entre ces deux réalités étant maintenu par la pensée associative, motrice de la cure. Lorsque le langage porte la marque de la négation et donc l’accès à une position subjective, la voie est ouverte à des retrouvailles avec les souvenirs perdus. Il en est tout autrement lorsque des expériences n’ont pu trouver la voie vers une inscription psychique minimale, barrant l’accès au travail de remémoration. Les références cliniques et psychopa-thologiques accompagnent pas à pas la démarche théorique. Les personnalités as if (H. Deutsch) servent ici de modèle pour questionner les aménagements spécifiques de la dépendance, alors qu’il faudrait taire l’exci-tation dont les déclinaisons passives sont refusées car il ne peut être question d’être éprouvé par la perte.
Mais alors que dans ces fonctionnements la topique psychique demeure fortement accrochée à ses sources corpo-relles, l’espace de la cure est infléchi par les aléas de cette constitution primitive, ouvrant la voie au transfert paradoxal (D. Anzieu) et au silence des affects. Pour que le travail de la cure permette la co-construction d’une scène psychique, y insiste C. Chabert, il faut que puisse être accueilli le corps du patient dont les marques sensorielles doivent pouvoir être éprouvées par l’analyste. Les troubles compulsifs dévoilent ainsi avec exemplarité les liens entretenus entre psyché et soma, alors que la douleur peut permettre paradoxalement d’ouvrir la voie à une expression affective jusque là réduite au silence et éviter l’aliénation que consti-tuerait tout risque d’attraction par l’autre, par l’analyste dans la cure.
C’est sur la scène du psychodrame que se termine le chapitre, scène dont les acteurs, personnes visibles aux différences percep-tibles, à commencer par celles des sexes, offrent un support pour une remise en circulation des mouve-ments entre réalités internes et externes. Pour C. Chabert, « l’utilisation des perceptions » des acteurs du psychodrame et de leur jeu constituerait un opérateur de transformation essentiel vers une possible utilisation de l’objet (Winnicott), l’expérience, visible, de la survivance de l’objet traçant la voie vers « la vivance des affects ».
Le triptyque se referme sur le chapitre de M. Corcos. En guise de prologue, une invite, celle à se défaire des carcans théoriques habituels pour plonger corps et âme au cœur d’une réflexion sur l’alexithymie et ses multiples visages. Refusant les masques d’un intellectualisme outrancier, l’auteur nous propose un voyage entre psyché et soma, esthétisme et scientisme, dont voici quelques carnets…
L’histoire de l’alexithymie vient refléter avec exemplarité les difficultés qu’il y a à maintenir le dialogue entre émotion et pensée. Diabolisés, le corps et ses désirs ont trouvé dans les voix des psychanalystes une voie de rédemption, redonnant au corps ému ses lettres de noblesse. Comme le soutient Maurice Corcos, au-delà des dualismes réductionnistes, la psychanalyse s’autorise à explorer les liens entre corps et psyché, découvrant dans ses interstices les ressorts de la vivance de nos émotions et les motifs de nos désirs.
Freud mais aussi Bion ou encore Winnicott nous permettent, avant de les penser, de ré-éprouver les sources corporelles de la psyché chez l’infans, inscrites dans l’ajustement des rythmes entre la mère et l’enfant, dont le tempo bien ordonné est l’agent essentiel de transformation des sensations en affects. Chez l’alexithymique pas de transformation mais une expropriation sur la scène externe – au nom d’une lutte anti traumatique – de conflits qui n’ont pu trouver la voie d’une expres-sion psychique, les privant de la voix des affects et des repré-sentations. Figure singulière du narcissisme, l’alexithymie propose un jeu de miroir dans lequel se reflètent l’absence et le désin-vestissement de l’objet primaire alors que tout mouvement d’iden-tification et de projection fait courir le risque d’une perte de soi.
Infléchie par les stratégies de survie psychique qu’est l’« amnésie des émotions », la relation thérapeu-tique doit se faire accueil, réceptacle d’une souffrance qui ne peut trouver la voie des mots, alors que les maux s’expriment au rythme du corps et des sensations du patient comme de son thérapeute. M. Corcos y insiste, la prise en charge psychanalytique doit se faire créatrice, proposant au sujet alexithymique un moi psychique auxiliaire, véritable opérateur pour « penser les formes de son esprit ».
Les développements métapsy-chologiques proposés par l’auteur, battent la mesure d’un rythme thérapeutique qui, pour créer les conditions d’une authentique rencontre, doit se faire lieu d’accueil d’une haine non encore advenue, perceptible en creux dans la répétition mortifère d’une carence traumatique excluant, dans un premier temps du moins, toute position interprétante. En guise d’épilogue, une ode, aux mots de Camus, Simenon ou encore de Beckett…, dont l’« avidité maladive à dire l’émotion et la douleur » résonne aux oreilles du psychanalyste comme autant d’entreprises de survie après que le traumatisme ait laissé le monde pauvre et vide. De chaque côté du miroir l’écrivain de génie et l’alexithymique se retrouvent autour d’une quête éperdue d’un lecteur pour lire et accueillir leurs maux…
Trois psychanalystes, trois voix, trois modèles, aussi riches que complémentaires pour penser et accueillir des maux qui ne trouvent pas d’autre voie d’expression que le silence, celui des émotions.