Et si les liens de sang laissaient le meurtre en héritage? C’est une forme de provocation que Florian Houssier suscite avec son ouvrage Meurtres dans la famille, en sondant les vœux meurtriers qui circulent dans la culture et l’histoire des origines. La dimension subversive qui traverse l’ouvrage nous tend un miroir sans tain, dévoilant l’abysse fantasmatique de tout être humain ; les transactions familiales grouillent ainsi de haine perceptible de façon parfois subtile, ce qui n’est pas tissé dans la toile du fantasme se révélant dans des situations agies, nous laissant pétris d’horreur. Mais alors, sommes-nous tous traversés par des idées infanticides, parricides et fratricides ? C’est certes une conception dérangeante, mais assurément pas nouvelle, car elle se trouve au soubassement même de la psychanalyse ! Vous l’aurez compris, ce sont les fantasmes œdipiens qui sont désignés, au mieux, ce que l’auteur articule avec la clinique des actes meurtriers ; en insistant sur ces vœux assassins dans les liens familiaux, Florian Houssier tente de restituer leur place fondatrice et organisatrice de la vie psychique.
Ce livre vient relier des champs diversifiés qui ont intéressé l’auteur et qui constituent des domaines de recherche et des terrains cliniques auxquels il a consacré son attention ces dernières années : histoire de la psychanalyse, phylogenèse, cliniques de l’agir, adolescence, liens fraternels, relations enfant-parents. L’angle du meurtre, jamais départi des aspects sexuels, permet de revisiter ces chemins ouvrant des nouvelles voies à explorer, parfois à contre-courant de la pensée établie.
Comme dans ses ouvrages précédents, August Aichhorn : cliniques de la délinquance (2007), Anna Freud et son école (2010), Florian Houssier concilie dans son écrit plusieurs casquettes : psychanalyste et enseignant-chercheur, mais aussi passionné d’histoire. Sa curiosité de chercheur anime sa quête vive de trouvailles et de mise en tension de la théorie ; son amour de l’histoire l’amène à garder un regard permanent sur le passé et à l’enrichir par de nouvelles réflexions. Sa pratique clinique en tant que psychanalyste mais aussi en milieu judiciaire ajoute une profondeur et donne du relief à son propos, notamment par les illustrations cliniques issues de sa pratique ; et enfin en tant qu’enseignant, il garde à l’esprit l’importance de la transmission des connaissances et écrit ainsi de façon rigoureuse tout en restant clair et accessible.
Mythes, contes et rêves. La famille, matrice de toutes les haines
Cette première partie du livre débute en soulignant la proximité entre les fantasmes primitifs et les productions culturelles. L’auteur parcourt ensuite la « mythologie freudienne » et ce cheminement amène à penser que « (…) de la phylogenèse à l’ontogenèse, d’hier à aujourd’hui, il n’y aurait qu’un pas, tissant dans notre vie psychique une trame centrale sous la forme de cette interrogation : comment le père archaïque se transforme-t-il psychiquement pour devenir un père œdipien ?
L’essence du travail de culture et de civilisation se situerait dans la tension générée par cette question qui rencontre et parfois percute les enjeux psychiques de la modernité » (p. 33). Puis, l’auteur s’intéresse aux « contes freudiens », en nous proposant de revisiter les contes d’avertissement mentionnés par Sigmund Freud, mais aussi par sa fille Anna, connus sous le nom de « Pierre l’ébouriffé ». Les illustrations imagées nous transportent dans cet univers cruel et sanguinolent avec des histoires qui se terminent mal pour l’enfant ! « Dans l’histoire de “Suce-son-pouce”, la seule parole prononcée est celle de la mère : “Conrad, je sors et tu restes là. Sois bien sage et tranquille jusqu’à ce que je rentre à la maison. Et surtout, Conrad, écoute bien ! Ne suce plus ton pouce ; car sinon le tailleur avec les ciseaux viendra tout aussitôt, et il te coupera les pouces comme du papier.” Une fois la mère partie, l’enfant suce son pouce et “Boum ! La porte s’ouvre alors et d’une grande enjambée, le tailleur se précipite dans la pièce vers le garçon et lui coupe les pouces avec de grands ciseaux effilés” » (p. 40) . Un enfant puni, humilié, castré, il s’agit d’issues bien étonnantes pour des contes narrés à des petits, mais l’auteur pointe le fait qu’il s’agit peut-être d’une expression sublimatoire plus ou moins déguisée des fantasmes parentaux.
Mais l’hostilité se promenant dans le circuit de la relation enfant-parent à travers les vœux infanticides et parricides inconscients peut emprunter une voie dérivée et s’exprimer au sein de la fratrie ; un exemple illustrant ce court-circuit est la légende des frères bibliques Caïn et Abel.
Troubles de la parentalité : variations sur l’infanticide
Ce chapitre nous rappelle les nombreuses actualités qui ont défrayé la chronique. Des multiples interrogations et hypothèses psychopathologiques accompagnent les cas de « bébés congelés » ou autres variantes tout aussi dramatiques. Comment une mère peut arriver à tuer l’enfant qu’elle vient de mettre au monde ? Qu’est-ce qui peut expliquer un tel acte ? « Dans l’acte comme dans le fantasme, l’infanticide apparaît comme une interrogation du devenir parent et du processus de parentalité. » (p. 56). Florian Houssier illustre cette problématique par des récits cliniques en commençant par des situations de passages à l’acte qu’il distingue d’une clinique des fantasmes infanticides.
L’adolescence, un révélateur des désirs parricides
L’adolescence est un des fils rouges qui traverse cet ouvrage ; c’est un moment carrefour où les conflits inélaborés pendant l’enfance tendent à s’exprimer. À l’aune des relations précoces parent-enfant revisitées par les théories actuelles sur la question, l’auteur explore un angle original en investiguant en profondeur le lien père-fils. L’ambivalence n’est pas le propre de la psyché de l’enfant, mais circule également dans les fantasmes parentaux. À l’adolescence, comment transformer la figure du père primitif en père œdipien ? C’est une des questions posées par les cas cliniques développés par l’auteur, n’oubliant jamais le matériel apporté par la dynamique transférentielle. Trois séquences cliniques s’ouvrent alors à la façon d’un crescendo : des fantasmes d’un adolescent très proche de son père, à ceux d’un adolescent dont le père est déjà mort, accidentellement. Pour finir, il explore la situation d’un cas de parricide, nous laissant sur l’idée que la transmission et le potentiel de parentalité de ces adolescents meurtriers sont désormais barrés.
Un lien sous tension : violences dans la fratrie
Ce dernier chapitre revisite les théories du lien fraternel pour proposer des variations cliniques montrant comment les désirs parentaux peuvent être engagés dans l’agressivité fraternelle, jusqu’au meurtre. L’hypothèse centrale qui émerge est celle du fratricide comme le prolongement du désir d’un parent, l’auteur n’hésitant pas à formuler cette proposition de la sorte : le sujet fratricide serait le bras armé de la mère, par exemple. Comme dans l’interprétation du mythe d’Abel et Caïn, l’enfant sacrifié n’a jamais eu de place dans la psyché parentale, si ce n’est en tant qu’objet persécuteur à humilier voire, in fine, à détruire.
Pour conclure, Florian Houssier ressaisit l’ensemble de son ouvrage à travers le titre même de sa conclusion : penser le meurtre avec l’inceste. La dimension de corps à corps dans le passage à l’acte traduit les aspects incestuels, cachés, à bas bruit, qui hantent bien des histoires familiales. Revenir à la famille, n’est-ce pas ce que tout un chacun peut à la fois désirer et redouter ? Cet ouvrage, au-delà de la noirceur qu’il laisse supposer, nous propose de regarder la réalité de notre inconscient en face. En cela, il est salutaire, et vous pouvez même le lire dans l’obscurité…