« Il n’y a pas d’UN ! » affirmait fortement André Green. En effet nous dit en substance Johann Jung, pour avoir l’illusion d’être un, il faut au moins être deux ! L’identité, notion opaque, s’éclaire du dédoublement interne et du redoublement externe du moi sur la figure d’un autre semblable : un double de soi.
Johann Jung dégage ainsi une notion précieuse : le double n’est pas en soi psychopathologique, il est une étape nécessaire à valeur transitionnelle dans la construc-tion de la relation entre soi et soi et entre soi et l’autre. La trace de ce dédoublement-redoublement, Jung ne la cherche pas tant dans l’enfance où pourtant les compagnons imaginaires sont légions. Il part du lien précoce, en miroir, avec la mère, et nous emmène vers une clinique du jeune adulte, qui témoigne d’une adolescence qui n’a pu constituer un miroir secondaire organisateur. L’adolescence, là où le feu pulsionnel chauffe à blanc les résidus de l’enfance pour tenter de forger une « identité » que l’adolescent défendra dur comme fer au prix, parfois, de fonctionnements limites. « Sois-toi-même ! » est l’injonction paradoxale de la culture moderne et aussi celle, implicite, de l’idéologie psychanalytique ! L’adolescent lutte pour une
« originalité » qui le dégagera des risques incestuels, mais pour cela il doit pouvoir s’appuyer sur des semblables sans trop s’y aliéner ; la notion de double transitionnel proposée par Johann Jung dessine une réponse à cette question. Le double transitionnel est à la fois ressenti comme soi et en même temps il est différent de soi.
La question de la nécessaire réflexivité, sans laquelle il n’y a pas de sujet, s’éclaire de la notion de double et de dédoublement : pour sentir l’autre dans des mouvements d’empathie il faut se sentir en train de sentir l’autre, le « psy » écoute son patient mais il s’écoute-écoutant le patient, de même quand on parle à quelqu’un, on s’écoute soi-même en train de lui parler. Tout dédoublement appelle une liaison réflexive. Cette liaison est vitale, si elle se rompt c’est l’inquiétante étrangeté ou diverses psycho-pathologies qui surgissent.
L’identité est très finement appréhendée par l’auteur, non pas comme une tautologie, mais dans un équilibre paradoxal qui inclut sa négativité. Je le cite : « Au cœur de l’identité, on retrouve donc les notions d’écart, de différence à soi, de pluralité, mais également les notions de mêmeté, d’unité, de continuité, autant de registres qui, lorsqu’ils parviennent à se lier avec leur « négatif » organisent la paradoxalité identitaire sur un mode transitionnel ».
« Je » n’est pas vraiment un autre, mais un travail de liaison-déliaison incessant modifie les contours d’un sujet, toujours potentiellement « en crise », tout en maintenant sa cohérence et l’illusion de sa continuité. Johann Jung ne se contente pas de décrire, d’illustrer et d’éclairer ces questions, il a des ambitions métapsychologiques qu’il tient d’un bout à l’autre du livre sans jargon et dans une langue d’une grande clarté. Ce qui est bien pensé s’énonce clairement en effet.
René Roussillon le note dans sa préface : « Il faut se laisser porter par l’écriture de l’auteur, précise et élégante, sérieuse mais aérée ». Il faut dire que J. Jung a été à « bonne école », il suit les chemins explorés par René Roussillon qui a été son directeur de recherche (mais aussi, un peu sans doute, son double transitionnel, et réciproquement ?). L’éclairante préface de R. Roussillon en témoigne, ce livre Roussillon aurait souhaité l’écrire, mais il se console « Je n’aurais sans doute pas fait aussi bien » écrit-il ! Difficile d’être plus élogieux ! Mais l’auteur, prolongeant les chemins frayés par Roussillon, les a aussi parcourus à rebours à la rencontre de ses sources explicites, certes, mais aussi implicites, celles qui forment notre jugement à notre insu. Et c’est avec une grande liberté de pensée qu’il s’est forgé ses convictions.
Si Freud, Winnicott et André Green sont ses sources partagées avec Roussillon, il y ajoute nombre d’auteurs de divers bords et pas seulement des psychanalystes. Une place à part est faite avec beaucoup d’honnêteté à de nombreux contemporains sources d’inspiration : sur le double, C. et S. Botella mais aussi par exemple J.- J. Baranes qui nous a engagé à « penser le double » et a écrit sur cette question des pages d’une grande profondeur et d’une grande clarté. J’avais moi-même publié en 1989 dans la revue Le Coq héronun article L’interlocuteur transitionnel, sous-titré psychose et réflexivité. Cet « Interlocuteur transitionnel » a quelques parentés avec le « double transitionnel » de Jung, mais celui-ci donne à son concept une toute autre ampleur théorisante. Il s’agit toujours de réarticuler objectalité et narcissisme à la faveur du concept du double, ni tout à fait soi-même, ni tout à fait un autre. Pour moi, il s’agissait d’abord de définir une « position soignante », l’interlocuteur soignant étant perçu par le patient comme à la fois dedans et dehors dans une valeur transitionnelle de l’objectalité, qui permettait au patient de retrouver une relation à soi via l’objet. Pour Jung, il s’agit de construire une vaste métapsychologie du double dans toute son ampleur. On ne peut qu’admirer l’immense culture de l’auteur et sa capacité à extraire, des différents courants de pensée, des citations cohérentes et éclairantes.
Ça a été un grand plaisir pour moi de constater que mon « inter-locuteur transitionnel » avait été une des sources d’inspiration de l’auteur. Johann Jung a su le trouver, au propre et au figuré, hors des sentiers battus ! Il n’est donc pas vain d’écrire, ni de prêcher longtemps dans le désert ! Le livre de J. Jung argumente son propos en s’appuyant sur tous les domaines du savoir sans parti pris, il montre la cohérence de sa théorie avec les travaux des neurosciences et de la psychologie du développement (l’auto-organisation, les neurones miroir, la théorie de l’esprit, l’autre virtuel). Pour ma part je suis toujours heureux de constater que les voies tracées en avant-poste, intuitivement, par la psychanalyse se trouvent confortées par les neuroscientifiques. La vie psychique ne peut se construire, en effet, sans substrats neuronaux ad-hoc !
La littérature, abondante sur la question du double, n’est pas oubliée. Le Horla de Maupassant montre éloquemment la détransitionnalisation du double et donne une version princeps de sa psychopathologie. Anne Frank, à rebours, témoigne avec son célèbre Journal de la fonction transitionnelle du double. Il y a à la fois « l’Amie » écrit avec un grand A, double idéalisé d’elle-même à qui elle s’adresse en se parlant et en écrivant et son journal lui-même « humanisé » à qui elle adresse par exemple un « Salut journal, je te trouve merveilleux ». On peut parler ici d’un « double transfert du double » : sur le médiateur culturel et sur l’Amie. En quelques pages lumineuses, l’articulation du double transitionnel et de l’idéal se trouve explorée à l’adoles-cence : Anne Frank a 13 ans !
La clinique personnelle de J. Jung est non seulement démonstrative, elle montre une excellente maturité confrontée à des troubles graves de la jeunesse qui produisent des problématiques limites qu’il comprend très bien. L’ouvrage en trois parties se clôt sur une dernière partie qui tient ses promesses : La construction transitionnelle de l’identité : modélisations, prolongements et perspectives. Il s’agit de «…retracer les étapes de la trajectoire identitaire et subjective en double qui mène à l’établissement d’un double transitionnel interne, c’est-à-dire à un miroir psychique vivant au sein duquel le sujet peut se réfléchir et s’autoreprésenter ».
Ces très partielles notes de lecture laissent de côté bien des richesses du livre que le lecteur aura le plaisir de découvrir. Comme toute production de la prestigieuse collection Psychismes fondée par Didier Anzieu, le livre est très complet : sommaire, bibliographie, index, table des matières détaillée, ce qui en facilite la lecture par « petite dose » ou la ressaisie après coup. C’est un ouvrage de référence qui donne toujours les sources de la pensée de l’auteur et permet si on le souhaite d’y aller voir.
Je souhaite à cet ouvrage de devenir un bon compagnon, un double transitionnel pour ses lecteurs, afin de les aider à penser des notions hypercomplexes qui n’ont pas fini de nous questionner.