Sabina,  »la Juive » de Carl Jung

Sabina, ''la Juive'' de Carl Jung

Alain de Mijolla

Editions Pierre-Guillaume De Roux, 2014

Bloc-notes

Sabina,  »la Juive » de Carl Jung

Il a fallu 40 ans après l’assassinat de Sabina Spielrein par les nazis pour faire la lumière sur une des histoires les plus passionnantes de la psychanalyse et du mouvement intellectuel de l’intégration des femmes dans le monde scientifique. Depuis, une longue liste de livres, de colloques et ou de films consacrés à cette femme a vu le jour. Alors pourquoi encore un livre, pourquoi encore un hommage, pourquoi revisiter cette histoire ? Sabina Spielrein continue à fasciner le monde de la psychanalyse et pas seulement. Cette femme gravement atteinte, au point d’être internée au Bürgholzli dans le service de Bleuler, a réussi un parcours d’exception, devenant une des pionnières de l’action et de la réflexion psychanalytiques. Son histoire cependant n’est pas une success story, elle n’est pas une love story non plus nonobstant la tournure de sa relation avec Jung. C’est une tragédie au sens plein et contient une force d’attraction pour tout esprit curieux.

Alain de Mijolla lui écrit une longue lettre sous forme de ce qu’il sait faire à merveille, une narration d’une histoire, son histoire, et puis leur histoire. Car l’écrivain lorsqu’il s’aventure dans ses contrées de l’inconscient ne peut qu’utiliser comme guide sa propre analyse. Un roman épistolaire à voix unique mais à deux temps. L’envoi initial est le journal de Sabina, lettre comme une bouteille à la mer pour tout esprit ouvert. Et ici nous avons la réponse, la lettre de l’historien de la psychanalyse. Alain de Mijolla emprunte un style très 18ème siècle pour parler à une femme qui naît à la fin du 19ème, fait carrière au début du 20ème, mais qui devient vraiment une figure importante presque 40 ans après sa mort dramatique. Le temps n’est pas linéaire et comme nous le savons, l’inconscient ne connaît pas le temps. Le moment où une figure prendra l’importance qui lui revient n’est pas déterminé d’avance.

Pourtant Alain de Mijolla applique sa méthode chronologique avec le soin qu’on lui connaît. On suit pas à pas les souffrances de la jeune patiente, les passions de la jeune femme pour son médecin puis pour la psychanalyse. Le lecteur découvre au long des pages de ce roman épistolaire l’époque et son esprit, l’asile, les méthodes théra-peutiques, la famille aristocrate russe, les médecins, leurs théories et querelles, les ambitions et aspirations des protagonistes d’une histoire dont nous sommes à la fois familiers et friands de connaître le fin mot.

Les hommes ont réussi à faire disparaître l’importance de l’apport de cette femme pendant longtemps. L’amitié entre Freud et Jung puis leur scission, étaient des sujets bien plus importants. Freud, père de la horde primitive des psychanalystes ménageait tous les talents fougueux qui l’entouraient. Car avec le talent immense, il y avait de la folie, beaucoup de folie, créatrice certes mais pas seulement. Otto Gross, Victor Tausk et bien d’autres figures du début du mouvement psychana-lytique apparaissent dans les pages du livre, comme pour souligner la cohabitation dange-reuse du talent et de la folie destructrice que Sabina sent, vit et théorise. On lui a reproché que son concept de pulsion de  destruction n’était qu’une idée très personnelle avant de l’intégrer dans le domaine officiel des concepts admis. Comme si les inspirations des analystes pouvaient être autre chose qu’une réflexion sur le vécu personnel ! Regardons de près les concepts qui ont été introduits du temps de Freud et depuis. Ils viennent toujours de l’expérience clinique et des fruits de l’auto-analyse de chaque clinicien. Mais à Sabina, on repro-chait un aspect non universel !

Le retour à Sabina par Alain de Mijolla est un retour de Sabina parmi nous. L’amour tendre qu’il lui porte, l’amour d’un pair, d’un père peut-être aussi, apprivoise, civilise ce feu passionnel qui a failli la consumer et nous la rend dans sa fraicheur de création et avec la chaleur d’une pensée. Alain nous a encore une fois rendu l’histoire d’une merveilleuse personne.