Quand on est un petit garçon, on ne rêve pas d’être psychanalyste… mais archéologue (pour découvrir des trésors) ou pompier (pour éteindre des feux).
Freud aura été un archéologue immobile… soit une des définitions possibles du chercheur et du romancier. Les visiteurs qui découvraient son bureau à Vienne, au premier étage du 19 Berggasse (« rue de la montagne »), puis le petit cabinet médical adjacent, sans oublier la petite salle (d’attente ?) où se réunissait le mercredi la société de psychologie et où d’autres jours avec des amis il jouait au tarot, étaient saisis (certes ils devaient les idéaliser) par la sacralisation des lieux, portée par un monde silencieux, en suspens, hors du temps, de sculptures grecques, romaines, égyptiennes, assyriennes et étrusques.
Une forêt de statuettes antiques, dressées et serrées les unes près des autres, dans un désordre apparent, renvoyant on le suppose à un ordre affectif que lui seul connaissait. Statuettes amies qui envahissaient sa table de travail, jusqu’à s’interposer entre ses patients et lui, ou siégeaient derrière les vitrines de la bibliothèque et sur le haut des armoires à fleur de tête de ceux-ci ; statuettes qu’il amenait parfois avec lui pour partager certains repas de famille. Dont celle d’Athéna la déesse de la stratégie militaire et de la sagesse des artistes et des artisans, la protectrice de bon nombre de héros – Jason pour sa conquête de la Toison d’Or, Ulysse lors de sa périlleuse Odyssée et Télémaque aussi, sans oublier Oreste le matricide. « Le patient1 était environné de statuettes de Pan, le maître des satyres, d’Osiris, le dieu des enfers, d’Œdipe le prince aveugle, sans oublier quelques bouddhas impassibles et un chameau chinois. Dans ce bric-à-brac oriental et en pleine Vienne catholique, il n’y avait pas l’ombre d’un crucifix mais quelques amulettes en forme de phallus, pas une image de la Vierge mais une statue d’Aphrodite. »
Freud ce « malade de l’antériorité » avait la passion des antiquités, de l’histoire et de la mythologie. Il reconnaissait avoir beaucoup sacrifié d’argent à sa collection qui s’était aussi enrichie des cadeaux de ses amis, de ses patients et de ses disciples ; il faisait, rapporte-t-on, chaque semaine sa tournée des antiquaires de la ville, ou les recevait dans son cabinet quand ils avaient réussi à lui dénicher une pièce rare, plus ou moins d’époque.
De son bureau, il pouvait embrasser du regard ce petit peuple surgi de la nuit des temps, et ses patients devaient comprendre assez rapidement qu’avec cet homme-là, il allait falloir parler du passé refoulé, et qu’à voir les statuettes de Priape et Moloch, véritables incarnations de la vie pulsionnelle d’une autre scène du passé infantile, et que le sexe et la mort, la cruauté du désir et le désir de cruauté, seraient de la partie… d’échec qui allait commencer.
Aux murs, il avait disposé une image du temple de Ramsès II à Abou Simbel, une autre du sphinx de Gizeh, la copie d’un bas-relief de la Gradiva, « celle qui resplendit en marchant », et aussi une copie du tableau d’Ingres figurant Œdipe interrogé par la sphinge. Là encore que des antiques, rien ne rappelant la sécession viennoise (Klimt, Schiele, Kokoschka) qui bat alors son plein au dehors et participe aux révolutions esthétiques d’une époque.
Freud confia à Stephan Zweig qu’il avait lu plus d’ouvrages sur l’archéologie que sur la psychologie. Était-ce vraiment une boutade ? N’avait-il pas expliqué que, tel l’archéologue qui fouille la terre, le psychanalyste doit mettre au jour les contenus psychiques de son patient ? Et n’avait-il pas écrit dans L’Interprétation des rêves cette phrase inouïe quant à la question de l’origine et de la fin : « Les Antiques sont l’immortalité de nos émotions » ? L’affect, moteur des élans premiers qui permet plus profondément d’accéder à l’essence des choses.
Et l’histoire, ancrage essentiel pour ne pas se laisser piéger par le présentisme. La source, l’origine, le premier Commencement… gages d’une vérité qui s’importe et importe dans le (et au) présent, un premier surgissement, une première ébauche, sacré(e) embryon, un informe qui devient ferme, ferment, fermentation et dans lequel/laquelle va s’inscrire un devenir.
L’homme que Freud âgé de 18 ans, enviait plus que tout autre était (avec Arthur Schnitzler le romancier alter-ego) Heinrich Schliemann, le célèbre découvreur des ruines de Troie, et affirmait que le paradigme du vrai bonheur était de mettre au jour une ville que l’on croyait imaginaire… un topos maternel fantasmé et autant dire une civilisation inconnue, telle celle que l’on s’invente via son roman familial. Connaissait-il suffisamment ce personnage qui n’était certes pas un modèle de vertu ou son esprit romanesque l’incitait-il au pardon ? Cet aventurier international, maîtrisant neuf langues, opportuniste enrichi dans le commerce de l’or puis celui des armes, passionné d’archéologie, avait entamé des fouilles en Turquie où il parvint à localiser les ruines de Troie et exhumer le trésor de Priam : « Je mis la main sur un grand objet en cuivre d’une forme tout à fait particulière. Cette trouvaille avait attiré mon attention car il me semblait entrevoir de l’or sous l’objet qui reposait sur une couche pétrifiée de cendres rouges et de débris calcinés d’une épaisseur de 1,50 m. C’est sur cette couche que reposait le mur de fortification d’une hauteur de 6 m. Je mis au jour le trésor à l’aide d’un grand couteau, entreprise qui ne put se faire qu’au prix d’un effort surhumain et sous la menace d’un terrible danger, car le mur de fortification menaçait à chaque instant de me tomber dessus. Mais la vue de tant d’objets, dont chacun avait une valeur inestimable pour la science, me rendait téméraire et je ne pensais pas au danger ».2
On appréciera le style… pulsionnel en diable… l’inconscient est dans le texte.
Le retentissement médiatique fut double, d’abord celui de la fabuleuse découverte puis celui du scandale, puisqu’il fut accusé d’avoir conservé et vendu à son profit de nombreux bijoux.
Freud, n’hésitait pas lorsqu’il constatait un succès analytique avec un de ses patients, à se comparer à Schliemann. Comme l’archéologue (doublé de l’anthropologue) reconstruit à partir d’une vertèbre et d’un morceau de crâne tout un squelette, le psychanalyste à partir d’un ou deux symptômes « reconstruit » toute une structuration psychique… Celle dont la désorganisation ou la faillite a pu générer ce type de symptômes.
Plus… pour faire comprendre la conservation des impressions psychiques, Freud donnait l’exemple de la ville de Rome telle qu’elle se déploie aux yeux des visiteurs : une succession de cités correspondant à une suite de civilisations dont les ruines subsistent non pas côte à côte, mais étroitement mêlées et mixées. Ainsi, le passé reste t-il présent sous la forme des strates qu’il a sécrétées (sédimentation géologique) et qui, superposées, forment des enveloppes générationnelles et temporelles qui s’épousent, se déchirent et génèrent d’étranges palimpsestes. C’est aussi pourquoi « le présent a une épaisseur », comme le dit Umberto Eco. Cependant, prenant l’exemple de Pompéi, Freud regrettait que ces vestiges que les cendres volcaniques avaient protégés pendant mille cinq cents ans soient menacés de dégradation depuis qu’ils avaient été mis à jour par les archéologues. Et c’est ainsi que dans Malaise dans la civilisation, il s’inquiète de « la croissance de la Ville éternelle ». Fellini lui répondra dans Fellini Roma, en nous invitant à le suivre dans le ventre de sa ville imaginaire, et en nous montrant des ouvriers du chantier du métro en construction, mettant au jour une grotte souterraine où des portraits semblables à des Fayoum, de tous leurs yeux nous regardent. Jusqu’à ce que la lumière du présent, ainsi introduite, ne vitriole les fresques et les fasse disparaître à tout jamais. C’est que le refoulement est conservateur… et que l’ouverture de la crypte a un certain savoir, a une vérité inexplicable, est parfois destructeur. L’actualité de la politique culturelle italienne qui laisse Pompéi se dégrader, donne malheureusement diablement raison à Freud et Fellini.
À propos de Mlle Elizabeth Van R (Études sur l’hystérie) Freud écrit : « ce fut là ma première analyse complète d’une hystérie. Elle me permit de procéder pour la première fois, à l’aide d’une méthode que j’érigeai plus tard en technique, à l’élimination, par couches, des matériaux psychiques, ce que nous aimions à comparer à la technique de défouissement d’une ville ensevelie ». Plus subtil que le ramonage de cheminée.
À propos de l’Homme aux rats : « Je lui explique brièvement les différences psychologiques qui existent entre le conscient et l’inconscient, l’usure que subit tout ce qui est conscient tandis que l’inconscient reste relativement inaltérable, en lui montrant les antiquités qui se trouvent dans mon bureau. Ces objets proviennent de sépultures ; c’est grâce à l’ensevelissement que ces objets se sont conservés. Pompéi ne tombe en ruine que maintenant, depuis qu’elle est déterrée ».
À propos de Dora : « En présence de l’imperfection de mes résultats analytiques, il ne me restait qu’à suivre l’exemple de ces chercheurs, qui ont le bonheur de mener au jour, après un long ensevelissement, les restes inestimables bien que mutilés de l’Antiquité. (…) J’ai complété ce qui était incomplet mais, tel un archéologue consciencieux, je n’ai pas négligé, dans chaque cas, de faire connaître ce que j’ajoutais aux parties authentiques ».
Voilà pour le risque inévitable des conjonctures de l’analyste et des reconstructions en analyse. Celles-ci parfois manquent de style (soit de vie même) et copiant trop souvent le modèle, empruntent par trop souvent le langage analytique ? Construction-reconstruction laborieuses des vérités après être passées sous les fourches caudines de tout l’appareil conceptuel ! L’interprétation doit être la création d’une vérité psychique,… née de l’absence… et trouvée in extremis aux bords du vide : « c’est la trace creuse du pouce d’un Dieu, l’empreinte d’une déesse dans l’argile où elle s’est étendue un soir. Si vous préférez c’est un Dieu dans la cave, une statue qui s’est cachée dans les ténèbres. Il faut jouer à trouver comme à « l’objet caché ». Chaud, froid, tiède (…) un jeu de patience affreux au fond d’une cave où il faut inventer sa méthode (…) quelques fois vous tombez dans le vide, quelques fois vous trouvez un coude, une bouche… vous en dressez la carte (…) les uns n’ont que des morceaux, d’autres les ont tous. Chez les uns c’est cassé, chez d’autres la statue est entière (…) la plupart la prenne toute faite parce qu’ils n’en avaient pas eux-mêmes… ils entrent sans le savoir dans la cave du voisin… ils en sortent une pacotille, celle que l’on peut trouver chez tout le monde… ils prennent ça pour une merveille mais le modèle étant partout (…) d’autres fois d’autres doivent faire la leur de morceaux qu’ils avaient chez eux et d’autres qu’on a jeté dans leur cave. Il y en a même qui tiennent tout des autres. Ils ont le génie d’assembler. Le doigt passe sans sentir la soudure ».
Voilà avec le génie de Vialatte3, tout ce qui est possible… du vrai au faux… de l’illusion du temps retrouvé ou restitué, voire restauré, au renoncement et à l’acceptation du temps définitivement perdu permettant tous les re-commencements en passant par toutes les protections.
Justement, en matière de recommencement et de retour aux sources ; vers la fin de sa vie, Freud, qui n’a jamais travaillé et encore moins collectionné l’antiquité juive, envisagea sa passion pour l’antiquité comme une réminiscence de sa judéité, employant même le terme de nostalgie. Il exprimait non seulement un regret de ne pas avoir été initié à la religion elle-même, mais presque celui de ne pas avoir vécu au pays source des textes, soit en Palestine. Il était temps pour lui d’inventer à Moïse une nouvelle origine.
Notes
- Vallet Odon, Chroniques du village planétaire, DDB. 2012, p. 72
- Journal : Les auteurs de ma vie, Buchet-Chastel, Paris, 1958.
- Alexandre Vialatte : La porte de Bath-Rabbim, Presse pocket, Julliard, 1986.