Parmi les patients qui frappent à la porte des psychiatres, psychologues et psychanalystes, certains arrivent avec une demande centrée par une souffrance dans le travail. L’investigation clinique ou la poursuite d’un travail psychothérapeutique permet parfois de dégager de cette souffrance une problématique de la reconnaissance. Cette dernière peut surgir également avec des patients dont la demande initiale n’est pas centrée par la question du travail, dans le cours du suivi psychothérapeutique. Comment entendre et écouter cette question, à partir de quelle(s) théories ? La psychodynamique du travail (PDT) a permis de dégager un certain nombre d’éléments qui peuvent éclairer le clinicien dans ce questionnement.
Sur le plan théorique, la reconnaissance constitue un concept pivot entre la psychodynamique du travail et la psychanalyse, permettant d’articuler autrement les théorisations freudiennes autour de la sublimation et, ainsi, de faire une place au travail dans la théorie psychanalytique.
Le concept de reconnaissance a été forgé, en psychodynamique du travail, dans une histoire scientifique partagée avec des ergonomes, des sociologues et des philosophes, pour répondre à une question issue de la clinique : pourquoi travaillons-nous ? Car ce qu’amène la clinique du travail au quotidien, c’est bien, aujourd’hui comme hier, que l’engagement subjectif dans le travail va au-delà de la nécessité de «gagner sa vie» et la question de la reconnaissance, telle que la conçoit la psychodynamique du travail, est en effet étroitement liée à celle de l’identité. Cette notion, étrangère au corpus freudien, a néanmoins une grande importance dans la psychanalyse post-freudienne, en particulier anglo-saxonne et dans certains champs cliniques spécifiques, comme ceux du genre ou des cliniques non-névrotiques ou «extrêmes». Il s’agira donc de tenter d’éclairer, dans cet article, ce que l’on entend par «psychodynamique de la reconnaissance», à travers une brève histoire de la question de la reconnaissance en psychodynamique du travail et un résumé théorique, puis de montrer comment la question de la reconnaissance s’articule à celle de la sublimation, pour aboutir à celle de l’identité, et discuter cette notion et son usage, en psychodynamique du travail et dans le champ psychanalytique. Il s’agira enfin de dégager quelques questions que pose la théorie actuelle de la reconnaissance en psychodynamique du travail, du point de vue psychanalytique.
I – La reconnaissance en Psychodynamique du Travail
I.1 – Bref itinéraire historique
La reconnaissance est devenue en quelques décennies un «phénomène social total» (Caille A.,2007) et un thème extrêmement fécond dans les sciences humaines et sociales sans pour autant constituer un concept unifié. «Le succès du thème de la reconnaissance tient sans doute autant à son étonnante polysémie (Ricœur, 2004) qu’à sa capacité à rendre compte des phénomènes sociaux les plus divers» écrivent Haud Guéguen et Guillaume Malochet (Gueguen H. et Malochet G., 2012, p. 5). Les premières formulations abouties à propos de la reconnaissance dans ce qui s’appelle encore «psychopathologie du travail» datent de 1990 (Dejours C. et Abdoucheli E., 1990). En 2007, dans un examen rétrospectif, C. Dejours revient sur l’histoire de la conceptualisation de la reconnaissance en Psychodynamique du Travail et sur son contexte épistémologique et clinique : «cette conception s’est forgée avant que les travaux d’Axel Honneth ne soient connus en France, c’est-à-dire dans un contexte où le champ était dominé par la controverse avec Jürgen Habermas. Le contexte de cette conceptualisation, ce sont les enquêtes de 1986 dans les centres de production nucléaire et l’analyse théorique des situations soumises à l’investigation en termes de «pathologie de la communication» entre ouvriers et cadres, dans un travail mené sous la direction de Paul Ladrière et Alain Cottereau (1992) sur le thème habermassien de l’espace public.» (Dejours C., 2007b, p. 63).
Le concept est ensuite développé et intégré à l’appareil théorique de la psychodynamique du travail dans l’addendum à la première réédition de Travail, usure mentale (Dejours C., 1993), texte important dans la mesure où il prend acte d’un certain nombre de transformations, interdépendantes les unes des autres : la psychopathologie du travail laisse place à la psychodynamique du travail, qui prend désormais pour objet non seulement la pathologie mais aussi la normalité, la souffrance et le plaisir dans le travail, l’individuel et le collectif (à travers l’étude des stratégies collectives de défense), l’homme et le travail, l’organisation du travail et la situation de travail. L’addendum dégage une méthodologie de recherche-action et un programme scientifique autour d’une nouvelle définition du travail. La reconnaissance y apparaît à partir de la question de la mobilisation subjective dans le travail et du constat, issu de la clinique, que cette mobilisation ne peut pas être prescrite et qu’il est d’ailleurs inutile de la prescrire dans la mesure où elle est présente d’emblée. La question est davantage : «comment ne pas briser cette mobilisation ?» La réponse est justement la reconnaissance, au deux sens du terme – constat du travail accompli et gratitude pour l’apport des travailleurs – rétribution symbolique de la mobilisation subjective. C’est la reconnaissance qui permet à la souffrance, inhérente à la rencontre avec le réel du travail, de prendre sens et de pouvoir être transformée en plaisir – dans un mouvement bien différent de celui du masochisme qui érotise la souffrance elle-même. C’est également par la reconnaissance que le travail peut tenir ses «promesses» en termes d’accomplissement de soi, puisque, à partir des jugements de reconnaissance portés sur le faire, dans un second temps «la reconnaissance du travail accompli peut s’inscrire au niveau de la personnalité en termes de gain dans le registre de l’identité. » On verra plus loin ce que cela signifie.
I.1.a – Les sources
Pascale Molinier retrace l’histoire du concept de reconnaissance en psychodynamique du travail à partir de Hegel et de Kojève, médiatisée par l’influence – très – souterraine de Lacan et, plus explicitement, celle d’Habermas. «La théorie de la reconnaissance en psychodynamique du travail vise avant tout à introduire le travail là où Habermas – et la plupart des psychologues et sociologues – considèrent que l’intercompréhension entre ego et autrui s’opère par la médiation du langage seulement. La psychodynamique du travail, appuyée sur l’anthropologie des techniques, propose une théorie quasi inversée de la reconnaissance où l’expérience de la résistance du réel se situe dans un temps premier par rapport à l’agir communicationnel. L’interaction et le langage, en soi, ne sont pas porteurs de l’émancipation. Celle-ci est subordonnée à la maîtrise de la résistance du réel, d’abord, de l’effort des sujets engagés dans l’agir communicationnel ensuite.» (Molinier P., 2008, p. 140-141). La reconnaissance apparaît d’abord comme «une sorte de panacée en matière de santé mentale». (Dejours C., 2007b, p. 66).
I.1.b – Débats et évolution dans la question de la reconnaissance en Psychodynamique du travail
Le développement de la clinique, en particulier vers des métiers – souvent exercés par des femmes – où la reconnaissance est rare ou absente (Molinier P., 2010, p.105, Rolo D., 2013) ainsi que l’approfondissement de la théorie de la reconnaissance – en particulier à travers les discussions avec l’école de Francfort, dont la théorie de la lutte pour la reconnaissance constitue l’étape actuelle (voir en particulier le dossier «La reconnaissance», Travailler, n° 18, 2007) – et de ses articulations avec la sublimation et l’identité (Dejours C., 2007b) ont permis de prendre acte, théoriquement, de la complexité de la psychodynamique de la reconnaissance. Cela a ainsi permis de comprendre pourquoi la reconnaissance n’est pas forcément synonyme de plaisir, en particulier quand elle porte sur un travail que le sujet désapprouve moralement, ni d’émancipation lorsqu’elle est manipulée, falsifiée. « D’un mécanisme de subversion de la souffrance au travail, la reconnaissance se transforme (alors) en instrument de manipulation et de soumission. » (Rolo D., 2013, p. 281)
I.2 – Qu’est-ce que la reconnaissance en Psychodynamique du travail ?
Pour la psychodynamique du travail (PDT), la reconnaissance constitue, on l’a vu, la rétribution symbolique du travail, pour le sujet. Elle est ce qu’attendent les travailleurs en échange de la mobilisation subjective qu’ils engagent dans le travail de production et dans le travail de coopération, de production de règles, désigné sous le nom d’activité déontique, qui est au fondement du collectif de travail et de la coopération. Cette mobilisation subjective implique investissement de l’énergie pulsionnelle, du corps érotique et de la subjectivité toute entière dans le travail en tant qu’affrontement au réel du travail (réel de la matière, de l’organisation du travail, réel de l’autre, réel de soi…), construction de coopérations ou engagement dans des stratégies collectives de défense.
I.2.a – Sur quoi porte-t-elle ?
Ce qui caractérise la reconnaissance en PDT et la différencie d’autres théories, en particulier celle d’Axel Honneth, c’est qu’elle porte sur le travail et non sur la personne, sur le faire et non sur l’être. « Dans la clinique du travail, (…) la reconnaissance de l’être est contre-productive. Elle génère encore davantage de sentiments d’injustice parmi les travailleurs. (…) Ce que demandent les travailleurs, c’est la reconnaissance de la contribution qu’ils apportent à la production, d’une part, à la coopération, d’autre part.» (Dejours C., 2007b, p. 66)
I.2.b – Jugements de beauté et d’utilité
Elle est médiée par deux jugements : le jugement de beauté et le jugement d’utilité. Le premier vient surtout des pairs, consœurs et confrères de métier, qui partagent les mêmes règles de métiers – techniques, langagières, éthiques – et une commune expérience du réel du travail. Ils sont seuls à même de juger de la conformité du travail avec ces règles de métier – les «règles de l’art» – et de l’originalité du travail, de son style particulier. Le second émane plus particulièrement de la hiérarchie. Il se concrétise souvent sous la forme de gratifications financières ou statutaires – primes, salaire, promotion, etc. – et porte préférentiellement sur les résultats du travail, leur conformité avec les objectifs. Cette «reconnaissance verticale», ce jugement d’utilité pourrait inspirer de nouvelles manières d’évaluer le travail, alternatives à l’évaluation individuelle des performances, fondée sur des critères quantitatifs, « objectifs », par mesurage. (Gernet I. et Dejours C., 2009, p. 34).
Les premières formulations théoriques distinguaient clairement jugement de beauté des pairs et jugement d’utilité par la hiérarchie. La poursuite des explorations cliniques et leur élargissement à des univers professionnels différents ont permis de constater que ce qui était vrai dans certains milieux professionnels ne l’était pas partout. En effet, les organisations du travail auxquelles étaient alors confrontés les chercheurs en psychodynamique du travail se caractérisaient par une séparation hiérarchique et «technique» importante : ceux qui organisent le travail ne partagent pas les mêmes règles de métier que leurs subordonnés. Ils ne peuvent donc pas juger du travail, qui échappe à leur mode d’appréhension mais uniquement de ses résultats. Dans d’autres univers de travail, la psychodynamique de la reconnaissance se déroule différemment. Dans le travail d’acteur par exemple, le metteur en scène formule des jugements de beauté (Potiron M., 2010).
I.2.c – Reconnaissance et gratitude
Lorsqu’elle vient des usagers, clients, patients, destinataires ou bénéficiaires du travail, on ne parle pas de reconnaissance mais de «gratitude». Il arrive fréquemment que, à défaut d’une reconnaissance vainement attendue, l’on se rabatte sur la gratitude. Pourtant reconnaissance et gratitude n’ont pas le même statut théorique, ni la même résonance clinique. En effet, usagers, patients, clients, spectateurs n’ont pas connaissance des contraintes du réel du travail et ne peuvent juger de la conformité du travail avec les «règles de l’art», ni de son «style singulier», ni de son utilité quant aux objectifs. Confondre reconnaissance et gratitude ne peut donc que mener à la déception et à la frustration. Ainsi, lors d’une enquête menée avec une troupe théâtrale, évoquant le public fidèle de la troupe, l’un des comédiens fait part de sa déception face à la posture de «fan» adoptée par certains spectateurs fidèles. «Au bout d’un moment, t’as l’impression que tu pourrais faire n’importe quoi, ils trouveraient toujours ça super. Des fois, j’ai l’impression de jouer pour des midinettes.» (Potiron M., 2011). Ces différents jugements ne sont, bien entendu, pas forcément congruents. Des conflits existent entre les uns et les autres, qui nécessitent le déploiement d’une activité de discussion et de confrontation – ce qui suppose, en particulier, de la confiance.
I.3 – A quoi mène la reconnaissance ?
La reconnaissance de la contribution des travailleurs ouvre d’abord la voie à une «affiliation» (Castel R., 1995), qui se traduit, très concrètement, par l’obtention de droits sociaux, voire par la citoyenneté (cf. Reberioux M.). A un autre niveau, la «lutte pour la reconnaissance» au sens de la psychodynamique du travail se révèle comme le ressort fondamental de la mobilisation des hommes à travailler ensemble et, plus généralement, de la mobilisation de l’intelligence individuelle (l’ingéniosité) et de l’intelligence collective (la coopération). La reconnaissance apparaît comme la raison pour laquelle les agents se mobilisent dans l’activité déontique et dans la production de règles de travail. Reconnaissance et vivre-ensemble,voire conjuration de la violence, apparaissent comme unis dans une même dynamique.» (Dejours C., 2007b, p.65). « Etre reconnu pour ce que l’on fait, indépendamment de qui l’on est, ouvre une issue à la souffrance intrinsèque des hommes et des femmes confrontés à la radicalité du manque, aux échecs de l’accomplissement de soi dans le champ érotique.» (Guilho-Bailly M.P., 1998, p. 33). On le voit, les enjeux de la reconnaissances sont essentiels en termes individuels et collectifs, voire politiques.
I.4 – Et le manque de reconnaissance ?
Sans reconnaissance, tout ce qui précède n’a pas lieu : l’affiliation se défait, comme la mobilisation individuelle et collective. Le manque durable de reconnaissance a des conséquences importantes, parfois tragiques, sur la santé mentale, qui s’en trouve déstabilisée. Lorsqu’existe un espoir de reconnaissance, celui-ci peut soutenir une volonté de coopérer. Il faut donc distinguer «le déficit de reconnaissance – il est banal de «manquer de reconnaissance» – du déni de reconnaissance, qui apparaît comme beaucoup plus délétère.» (Molinier P., 2010, p.106)
I.5 – Reconnaissance et sublimation
Si l’absence de reconnaissance a de telles conséquences sur la santé mentale, c’est parce que, pour la psychodynamique du travail, la psychodynamique de la reconnaissance constitue le second niveau de la sublimation, qui en compte trois :
Le premier, intrapsychique, est celui de la corpspropriation – terme emprunté à Michel Henry (1987) – « familiarité subjective et affective entre le corps et le réel » (Dejours C., 2014, p. 25). Le second, donc, est celui de la reconnaissance et le troisième est celui de la dimension éthique, «lorsque le travail vivant est effectivement jugé et délibérément orienté en vue d’honorer la vie.» (Dejours C., 2014, p.32)
Ces formulations élargissent quelque peu de celles de Freud, qui évoque la sublimation d’abord comme une « capacité (de la pulsion) d’échanger le but sexuel originaire contre un autre but. » (Freud S., 1908) pour finir par «une certaine sorte de modification du but et de changement de l’objet dans laquelle notre échelle de valeurs sociale entre en ligne de compte.» (Freud S., 1933), sans pour autant constituer jamais une véritable théorie de la sublimation – l’essai qui devait lui être consacré dans le recueil Métapsychologie de 1915 ayant été perdu ou détruit.
La psychodynamique de la reconnaissance et de la souffrance éthique vient éclairer les formules freudiennes quant à «notre échelle de valeurs sociale» et à la façon dont elle entre en jeu dans le processus sublimatoire. En ce sens, elle constitue une contribution à une théorie de la sublimation.
Pour la psychodynamique du travail, à la différence des propositions de Freud, la sublimation ne constitue pas un luxe réservé à une minorité (masculine) de savants et d’artistes mais fait partie du travail ordinaire, pour autant que l’organisation du travail et les conditions sociales ne l’empêchent pas.
La reconnaissance permet donc de saisir, « de manière privilégiée (…) les voies de passage de l’économie subjective à la dimension collective » (Gernet I. et Dejours C., 2009). Si la reconnaissance porte sur le faire et non sur l’être, comme on l’a vu, la question de la reconnaissance et celle de l’identité sont néanmoins, en psychodynamique du travail, étroitement liées l’une à l’autre, dans la mesure où les jugements de reconnaissance portés sur le faire peuvent être, dans un second temps, rapatriés dans le registre de l’identité. Ainsi, «il apparaît que la reconnaissance dont on peut bénéficier grâce au travail s’inscrit très précisément dans la dynamique de construction et de stabilisation de l’identité. Grâce à la reconnaissance, le travail peut s’inscrire dans la dynamique dite de l’accomplissement de soi» (Dejours C., 2007a, p. 272). La puissance de la reconnaissance s’appuie sur l’attente dont elle est l’objet de la part des êtres humains, qui elle-même s’appuie sur les failles identitaires héritées de l’enfance et de l’adolescence. Notre identité ne dépend pas que de nous. Elle implique une dynamique qui fait intervenir les autres, leur regard et leur jugement.
II – Identité, psychanalyse et psychodynamique du travail
II. 1 – Psychanalyse et identité
L’identité n’appartient pas au corpus freudien. L’une des explications fréquemment avancée est d’ordre clinique : Freud, psychanalyste de névrosés, n’était pas confronté aux pathologies présentant des troubles de l’identité, pathologies auxquelles s’attaqueront ses successeurs, ainsi contraints de théoriser l’identité. Pas d’identité chez Freud, donc, qui utilise le terme de «personnalité» – pour désigner, la plupart du temps, la structure que composent les instances de la première puis de la seconde topique –, et se questionne à propos du « caractère » et théorise l’identification.
II.1.a – L’identification
L’identification est une notion précoce de l’œuvre freudienne puisqu’elle apparaît pour la première fois dans une lettre à Fliess du 17 décembre 1896. Concept central, l’identification est « l’opération par laquelle le sujet humain se constitue.» (Laplanche J. et Pontalis J.B., 1994, p. 188-189) La théorie freudienne de l’identification a évolué au fil du temps, chaque grand remaniement théorique donnant lieu à un enrichissement du concept. Toutefois, cette «fécondité de la notion» n’a pas donné lieu à «une systématisation qui en ordonne les modalités» (ibid). Ce qui s’en rapproche le plus constitue le chapitre 7 de Psychologie des foules et analyse du moi (1921) : «L’identification». Freud indique que «l’identification est connue de la psychanalyse comme expression première d’un lien affectif à une autre personne [identification primaire]. Elle joue un rôle dans la préhistoire du complexe d’œdipe (…), qu’elle aide à préparer. (…) L’identification est (…) ambivalente dès le début. (…) Dans une formation de symptôme névrotique, (…) l’identification est partielle, extrêmement limitée et n’emprunte qu’un seul trait à la personne objet. (…) Par voie régressive, elle (peut) devenir le substitut d’un lien objectal libidinal, en quelque sorte par introjection de l’objet dans le moi (identification «mélancolique») ; et (…) elle peut naître chaque fois qu’est perçue à nouveau une certaine communauté avec une personne qui n’est pas l’objet des pulsions sexuelles (identification hystérique).» (Freud S., 1921, p. 167-170) Il développe également dans ce texte l’identification au leader : «identification et installation de l’objet à la place de l’idéal du moi.» (Freud S., 1921, p. 199). Freud différencie ainsi des identifications au bénéfice d’une instance – qui construisent ou enrichissent la personnalité – et le processus inverse, dans lequel c’est l’objet qui est mis à la place d’une instance (comme dans l’identification au leader), conduisant ainsi vers l’aliénation. Laplanche « retourne » la perspective freudienne en proposant le concept d’assignation pour désigner une identification par « le petit groupe des socii » (Laplanche J., 2007, p. 168). Laplanche, à la suite de Freud, ne fait pas sien le concept d’identité, qu’il évoque cependant à propos de Stoller sur l’identité de genre (« core gender identity », Stoller R., 1968, cité par Laplanche J., 2007, p. 157).
II.1.b – L’identité en psychanalyse
Si Freud ne parle pas d’identité, il s’agit néanmoins d’une notion qui a et a eu ses théoriciens et ses défenseurs dans la psychanalyse contemporaine (Michel de M’Uzan, par exemple) et dans l’histoire de la psychanalyse, à partir des années cinquante, particulièrement aux Etats-Unis, où s’est également développée l’Ego-Psychology. Les théories de l’identité partagent avec celles-ci un certain nombre de vues, en particulier leur attention au Moi et à ses relations avec le monde «environnant». Certaines s’en réclament. Phyllis Greenacre, Ralph Greenson, Margaret Malher et surtout Erik Erikson et Heinz Lichtenstein en sont les représentants les plus significatifs.
Agnès Oppenheimer résume ces approches en définissant l’identité comme «structure rendant compte du narcissisme et faisant partie du Moi, capacité de demeurer le même au travers des changements, sentiment de continuité, somme des représentations de soi» (Oppenheimer A., 2002). Erikson, qui a consacré une partie de sa vie à introduire la psychanalyse dans les sciences sociales a forgé, dans cette perspective, la notion de psycho-histoire et, en 1956, le concept d’identité du Moi. Celle-ci «se définit par l’identité individuelle, la quête inconsciente de continuité personnelle, la synthèse du Moi et la solidarité à un groupe». Elle prend le relais des identifications et se constitue par la résolution de crises successives de développement aboutissant à des synthèses successives du Moi, intégrant les oppositions préalables. Selon Erikson, «le Moi n’est pas mû par les seules pulsions mais il a la tâche de s’affronter aux défis lancés par l’environnement». «L’envers de l’identité du Moi est la diffusion de l’identité, syndrome pathologique où les représentations de soi et de l’objet sont floues et non intégrées, l’opposition et le passage à l’acte dominants», ce qu’Otto Kernberg reprendra comme critère diagnostique des états borderline.
Heinz Lichtenstein, quant à lui, reprend la métapsychologie freudienne sous le primat de l’identité, qui remplace la pulsion sexuelle, «dans une perspective moniste qui récuse le concept dualiste d’identification» (Oppenheimer A., 2002). Pour Lichtenstein, l’identité n’est jamais garantie, c’est un « dilemne permanent ». Selon lui, il existe un thème d’identité invariant, formé par une empreinte inconsciente venue de la mère à travers les processus de réflexion en miroir. L’enfant crée ensuite des variations sur ce thème, qui constituent le sentiment d’identité et sont la création propre de l’enfant. Il comprend la pathologie comme issue de l’impossibilité de satisfaire certains «thèmes» pourtant indispensables au maintien de l’identité. Il parle également d’un «principe d’identité», dont le maintien est la motivation centrale de l’homme, qui supplante le principe de réalité et gouverne les pulsions et la compulsion de répétition. L’identité est assimilée par Lichtenstein au narcissisme, considéré comme une configuration thématique primaire à variations secondaires.
Les théories de l’identité précèdent et annoncent les théories du Self, en particulier celle de Heinz Kohut ainsi que l’intérêt pour l’identité sexuelle. Dans sa présentation de ces théories, que je reprends ici, A. Oppenheimer conclut son développement par une évaluation de ces théories, qui l’amène à les qualifier de théories descriptives, psychologiques et non psychanalytiques, dans la mesure où «les notions d’inconscient et de sexuel apparaissent comme secondaires» et où «elles récusent tout dualisme (…), conçoivent le développement selon le seul point de vue génétique au mépris de la causalité après-coup (…) et coupent le Moi de son ancrage pulsionnel». Elle ramène l’origine de ces théories à une «résistance à l’hétérogénéité de l’Inconscient». On comprend que, selon elle, si l’identité n’a pas été théorisée par Freud, c’est bien parce que le concept en est «anti-psychanalytique»
II.2 – L’identité en psychodynamique du travail
Il est probable que la théorie de l’identité de la psychodynamique du travail ne résisterait pas très longtemps à la psychanalyse selon A. Oppenheimer dans la mesure où, comme le relève Pascale Molinier, «la théorie de l’identité en psychodynamique du travail a laissé de côté le registre intrapsychique des autres internes, pour s’intéresser davantage au registre de l’intersubjectivité et des autres externes.» (Molinier P., 2008, p.133)
Elle peut néanmoins opposer une honorable résistance, dans la mesure où elle revendique son ancrage dans une psychanalyse principalement freudienne et laplanchienne, centrée sur la pulsion, l’inconscient et le sexuel et ne considère pas le monde comme un «environnement». Christophe Dejours, dans ses développements à propos de l’identité, rejoint les réticences exprimées par A. Oppenheimer en affirmant que « l’identité n’est pas un concept psychanalytique (et que) son utilisation pose donc des problèmes sérieux du point de vue théorique » (Dejours C., 2002, p. 32) Mais c’est pour, immédiatement après, affirmer qu’il lui paraît toutefois « impossible d’en faire l’économie, dans la mesure où l’identité comme la normalité et la santé sont tout au long de la vie l’enjeu d’une conquête et conservent une certaine précarité. » Une difficulté théorique mais une nécessité clinique, donc…
Pascale Molinier présente en 2006 le concept d’identité en psychodynamique du travail à partir, en particulier, du concept d’identité sociale « dont il se démarque et s’inspire à la fois ». Elle sépare donc très clairement le concept d’identité en Psychodynamique du Travail de ce que signifie ce terme en psychologie et ne développe pas davantage ce qu’il en est de l’identité en psychologie. Ce qui peut être questionné dans la mesure où l’identité, telle qu’elle est définie conceptuellement en Psychodynamique du Travail et telle qu’elle est utilisée, se rapproche par bien des points d’autres approches de l’identité se revendiquant du champ psychanalytique et justifie son recours à une théorie de l’identité par des arguments comparables.
L’identité, en psychodynamique du travail est l’armature de la santé mentale. Toute crise psychopathologique est une crise d’identité. En 2002, C. Dejours la définit comme « essentiellement une relation du sujet à soi-même (…), la recherche d’un sentiment d’unité de la personnalité (…) et comme un sentiment de continuité de cette unité, en dépit des contraintes qui tendent à la morceler, que ces dernières proviennent des circonstances extérieures ou des mouvements pulsionnels qui l’affectent de l’intérieur.» (Dejours C., 2002, p.). L’identité, pour la psychodynamique du travail constitue donc le fruit d’une lutte, d’une recherche et de l’invention de compromis entre les déterminismes biologique (attachement), psycho-familial (cristallisé dans l’Inconscient sexuel), social (assignation de genre et ses suites). Elle se construit dans le champ de l’amour et dans le champ du travail. Elle n’est jamais définitivement conquise ou stabilisée. A la différence de la « personnalité », l’identité permet de «penser la part instable, imprédictible du devenir du sujet.» (Molinier P., 2008, p. 132).« C’est au niveau de l’identité, si cela est humainement possible, que se concrétise et s’affirme, au niveau subjectif, ce qui relève en propre de la liberté. (…) Dans cette conception de l’identité, donc, l’aliénation est première et l’identité comme lutte pour l’émancipation est seconde. (…) (Dejours C., 2002, p. 31-32)
L’identité, en Psychodynamique du Travail est donc personnelle – alors que l’identité sociale est collective (Molinier P., 2008, p. 130) et relationnelle. Pascale Molinier distingue deux «temps», deux «volets» de l’identité : un premier volet «conformiste», correspondant à l’identité sociale, qui indexe un sujet à un groupe social» quel qu’il soit («immigrés», «hommes», «aristos», «noires», «modistes»…) ; un second volet par lequel il se «distingue» de tout autre, lié à «l’identité éthique du sujet», l’ipséité – empruntée à Paul Ricœur. La question de l’identité a été particulièrement travaillée autour de la question du genre, de l’identité de genre, introduite par les travaux d’Helena Hirata et de Danièle Kergoat, puis de Pascale Molinier.
Conclusion
Pour la psychodynamique du travail, la psychodynamique de la reconnaissance apparaît donc essentielle d’abord sur le plan individuel, pour la santé mentale, en alimentant la dynamique sublimatoire et identitaire, ensuite sur le plan collectif en soutenant la mobilisation collective et le vivre ensemble, en conjurant la violence. Elle est également risquée, d’une part parce que nous ne sommes pas tous égaux dans l’attente de reconnaissance – nous n’avons pas tous les mêmes failles identitaires –, d’autre part parce que le déficit, le déni de reconnaissance, sa mise au service de buts dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas, que nous désapprouvons en termes éthiques constituent des menaces bien réelles. On l’a vu, pour pouvoir se déployer, la psychodynamique de la reconnaissance nécessite une organisation du travail, des conditions sociales et politiques propices. Or certaines organisations du travail se révèlent anti-sublimatoires – parce qu’elles éteignent les espaces de discussion, les possibilités de coopération et rendent impossible la psychodynamique de la reconnaissance. Dans quelles organisations du travail évoluent nos patients ? Comment s’organisent, pour eux, la dynamique de la reconnaissance ?
L’ambiguïté, dans la question de la reconnaissance entre reconnaissance du faire et de l’être n’est pas qu’une discussion théorique. Elle est aussi le fruit de l’ambiguïté qui existe dans l’attente même de reconnaissance. L’identité se construit dans le champ du travail, via la reconnaissance et la sublimation et dans le champ de l’amour. Lorsque la dynamique de la reconnaissance est durablement enrayée, l’identité en est atteinte et l’économie psychique et relationnelle de l’amour en est bouleversée.
Dans la sphère du travail, cette ambiguïté dans l’attente de reconnaissance peut conduire à une confusion, un télescopage entre reconnaissance et amour – entre autorité et amour, dans la coopération verticale (Dejours C., 2009). Sans la référence au travail et à la dynamique de la reconnaissance, le risque, en clinique, est d’alimenter cette confusion par des interprétations centrées sur la névrose infantile quand il conviendrait, au contraire, d’analyser cette confusion, de permettre la déliaison de ces deux registres – la perlaboration de la différence entre demande d’amour et demande de reconnaissance.
Nous n’avons pu aborder ici que très rapidement la question de la théorie de l’identité en psychodynamique du travail et ses rapports avec d’autres théories de l’identité. Ce qui différencie puissamment l’une des autres est, sans conteste, la référence au travail. C’est aussi ce qui fait son intérêt. Il serait intéressant d’explorer plus avant les rapports entre la théorie de l’identité en psychodynamique du travail et les théories de l’identité se réclamant de la psychanalyse, contemporaines ou non, en particulier dans leur rapport à la question du travail. Ce serait là l’un des axes de discussion entre psychanalyse et psychodynamique du travail, autour de la problématique de la reconnaissance. De telles discussions viendraient poursuivre et enrichir celles auxquelles la théorie de la reconnaissance en psychodynamique du travail a déjà donné lieu, dont nous avons effleuré quelques unes dans cette rapide présentation.
Note
- [*] Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet doctoral soutenu par l’attribution d’une allocation GESTES / Région Île-de-France.
Bibliographie
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