Mozart est un des rares compositeurs qu’on ne saurait évoquer sans la référence à ses environnements : de l’enfant prodige, exposé dans les cours d’Europe, à l’artiste enterré dans une fosse commune, fin souvent décrite dans le contexte d’une profonde détresse, du désespoir du créateur abandonné par son public viennois qui le boude. Restent les dettes, la misère, le sentiment d’échec, à l’issue de la révolte jacobine d’un des premiers artistes qui a osé devenir indépendant. Comment interroger un tel destin et quelle méthodologie adopter pour tenter une approche psychanalytique d’un génie créateur tel que celui de Mozart ?
Quelques préalables sur la méthodologie d’approche psychanalytique d’une œuvre
Plusieurs contributions de ce dossier ont évoqué différentes manières de procéder à une approche psychanalytique de l’art mais il est rarement question des limites de cette approche psychanalytique d’une œuvre ou d’un artiste : on oublie trop souvent que Freud les a clairement indiquées. En premier lieu, Freud pense inconnaissable l’énigme du don du créateur, « don artistique, qui reste une énigme pour nous du point de vue psychologique (…) » (1910, p 50). De même, l’appréciation esthétique de l’œuvre d’art n’appartient pas non plus au domaine de la psychanalyse : « Malheureusement, c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire » (Freud, 1939, p 29). Dans ce contexte, un possible point de départ de l’analyse d’une œuvre relève d’une interrogation sur le plaisir du destinataire de l’œuvre, spectateur, lecteur ou auditeur, soit sur l’effet produit par la création sur le récepteur de l’œuvre.
Il ne sera donc évidemment pas question d’évoquer ici l’origine du don artistique chez Mozart mais d’interroger le rôle joué par son environnement dans le processus créateur de son œuvre, au sens des enjeux inconscients de la création et de la généalogie de l’objet de création. Cette perspective sera adoptée non pas à l’appui d’une biographie pure et simple de Mozart, mais à partir de sa correspondance, qui n’est pas seulement de l’homme Mozart, mais plutôt de la famille Mozart ; la singularité de cette correspondance consiste à commencer justement par la correspondance du père de Mozart, Léopold, qui parle de son jeune fils de cinq ans, avant de devenir aussi la correspondance de Mozart ; presque toute la correspondance de Mozart est adressée à son père, avec au moins une lettre par semaine, on trouve aussi des lettres à sa femme et à différents interlocuteurs. Ainsi la correspondance de Mozart évoque-t-elle le contexte de création de son œuvre, qui apparaît indissociable de ce qu’on pourrait désigner comme « les environnements » du processus créateur chez Mozart, son environnement premier, ses amours et son cercle d’amis qui compta beaucoup pour lui, mais aussi son environnement social, les cercles aristocratiques de la cour et le patriciat des villes, et enfin l’écho du public, qui fut si important pour Mozart. Le processus de création n’est donc pas solipsiste, il relève éminemment de l’intersubjectivité.
La question sera de savoir si une méthodologie d’approche psychanalytique de l’œuvre de Mozart, à partir de sa correspondance et de celle de sa famille avec leurs proches peut receler ou non une portée heuristique d’explicitation du processus créateur de l’œuvre de Mozart. Mais cette investigation ne saurait se contenter des données biographiques issues des lettres, mais procédera d’une nécessaire interaction entre cette correspondance et l’œuvre de Mozart, interaction qui seule donnera accès aux sources inconscientes de son processus créateur. Ainsi, les données de la correspondance seront particulièrement mises en lien avec celles des opéras, qui, en raison des livrets, sont aussi des productions littéraires comme les lettres. Les lettres montrent que Mozart intervenait et était très exigeant dans le choix du sujet de ses opéras et dans la rédaction de ses livrets et qu’il a demandé de nombreuses modifications. Ce choix d’une approche psychanalytique, à partir de l’éclairage réciproque entre les lettres et les livrets d’opéra, ne doit pas oblitérer le fait que l’approche psychanalytique d’une œuvre musicale à partir du matériau musical reste évidemment centrale1.
1756-1770 : L’enfance prodige
Le recueil de la correspondance commence par une lettre de début 1756 du père de Mozart, Léopold, originaire d’une famille d’artisans, et chef d’orchestre adjoint de l’archevêque de Salzbourg. Léopold écrit à l’éditeur de son livre qui sera célèbre sur l’art du violon, et il annonce la naissance de son fils, au milieu de détails concernant l’édition de son « essai d’une méthode approfondie du violon ». Tout est déjà inscrit en filigrane : Mozart prendra place dans l’univers de son père, comme celui qui réalisera son idéal de musicien. C’est le septième et dernier enfant des Mozart, il a une sœur de cinq ans son aînée, Nannerl ; les trois premiers enfants du couple sont morts dans leur première année, comme les cinquième et sixième enfants. Quand Mozart a 22 ans, son père lui écrit (3 août 1778) que sa mère a été en grand danger à sa naissance : « La chaîne inaltérable de la Providence divine a laissé la vie à ta mère lorsque tu es né et que nous la pensions presque perdue ». La survie de cet enfant apparaît miraculeuse : l’histoire de l’enfant prodige commence. Mais, poursuit le père de Mozart, « ta mère dut se sacrifier autrement pour son fils » et, on le verra, il accuse implicitement son fils de la mort de sa mère, qui vient de mourir. S’annonce là un retournement à venir : l’enfant miraculé et prodige deviendra au fil du temps en quelque sorte l’assassin des parents.
Mais revenons au petit Mozart qui a trois ans, il assiste à toutes les leçons de son père à sa grande sœur, et bien vite, il se mettra lui même au centre de l’attention paternelle en apprenant de façon étonnante le piano : une partie de sa motivation première semble liée au désir de supplanter sa sœur dans l’attention paternelle et il va conquérir l’amour de son père essentiellement par son talent exceptionnel. Une correspondance suivie du père commence alors que Mozart a six ans, à l’occasion du premier voyage des parents Mozart de Salzbourg à Vienne, pour produire leurs enfants prodiges à la cour impériale et à la noblesse de Vienne. Le petit Mozart déjà éclipse sa sœur : « Toutes les dames sont amoureuses de mon fils » (Lettre du 16 octobre 1962) ; « Tout le monde est particulièrement étonné par mon fils et je n’ai entendu personne dire autre chose sinon que c’est incompréhensible ». Il évoque la bienveillance extraordinaire de leurs majestés… Wolferl a sauté sur les genoux de l’impératrice, lui a mis les bras autour du cou et lui a sans façon donné des baisers. » (1er février 1764). Le lien de Wolfgang aux femmes apparaît très sexualisé, c’est moins un enfant qu’un séducteur de la gent féminine.
Plus tard, dans la lettre du 12 février 1778, quand Léopold fera des reproches à son fils amoureux, il écrira : « Enfant et petit garçon, tu n’allais jamais au lit sans avoir chanté, debout sur ta chaise (…) en m’embrassant à plusieurs reprises et en finissant par le bout du nez. Tu me disais alors : « Quand tu seras vieux, je te mettrai, bien à l’abri de l’air, dans un bocal, pour te garder toujours près de moi et continuer à te vénérer ». Autrement dit, l’enfant avec l’image du bocal décrit par retournement le bocal étouffant, bien à l’abri de l’air, dans lequel son père l’enferme. Aimer c’est donc mettre en bocal, dans un milieu aussi protégé qu’étouffant, comme la suite va le montrer. Wolfgang n’ira jamais à l’école car son père est son seul professeur. L’enfant est d’une curiosité insatiable, très avide d’apprendre et très docile. Mozart est aussi évoqué par son père comme « polisson », et apparaît déjà le côté plaisantin, clown de Mozart, son aspect Papageno. Il n’a pas d’amis de son âge, mais seulement des amis de l’âge de son père. A lire les lettres de son père, nul doute que le jeune Mozart n’ait assimilé très tôt l’amour de son père à la satisfaction qui est la sienne quand il suscite l’admiration et est au centre des regards. Une première fragilité se dessine : pour être aimé et considéré, il faut être un enfant prodige. Mozart est décrit aussi par un proche de la famille comme tendre et en quête perpétuelle d’amour et de reconnaissance : « il me demandait jusqu’à dix fois par jour si je l’aimais ; et si parfois il m’arrivait de répondre négativement, par plaisanterie, il avait immédiatement des larmes pleins les yeux ». Plus tard apparaît au fil des lettres une quête insatiable de témoignages d’amour, d’amitié, d’affection, et une hypersensibilité.
Son père apparaît comme un personnage complexe, loin de l’image caricaturale fréquemment décrite, celle d’un homme avide de gloire et d’argent, imposant une discipline très dure à son fils, qui en tombe malade, et exhibant ses enfants comme des monstres de foire. Pendant vingt ans, Léopold voyage sans cesse avec Mozart : le seul espoir du père de réussir socialement tient au succès artistique et financier de son fils. Ces lettres se caractérisent par l’obsession de l’argent rapporté par la production des enfants, surtout de Mozart. Mais Léopold a eu le mérite de donner une culture universelle à ses enfants, et, comme le note B. Massin, il a eu le mérite de ne pas l’orienter seulement dans la voie de la virtuosité mais dans celle de la composition, et aussi de lui permettre au fil des voyages une intégration d’univers musicaux très variés. Il tenta d’élever son fils dans l’esprit du goût musical de la cour et il voulut lui apprendre le comportement pour se faire aimer des puissants mais il échoua à en faire un homme du monde : Mozart était très franc et direct et il garda le style et les allures d’un bourgeois roturier. Apparaît dans les lettres de Mozart son horreur de voir son père « ramper » devant les puissants.
Quelle est la place de la mère ? Elle paraît énigmatique car elle semble indifférenciée avec le père ou absente des lettres, où elle écrit de temps en temps de petits post-scriptum. Mozart va véritablement prendre la plume à 22 ans – jusque là il n’écrit que des post-scriptum aux lettres de son père – lors d’un grand voyage de deux ans dans l’objectif de trouver une meilleure situation à Mozart, qui est considéré par le prince archevêque de Salzbourg comme un musicien comme les autres : le père et le fils lui demandent un congé qui est refusé. Le père reste, Mozart démissionne et part en voyage : son père lui impose la présence de sa mère.
1777-1778 à 1781 : distorsions dans le lien à l’environnement : « transparence » de Mozart et désintégration de la famille
Au début du voyage, en septembre 1777, Wolfgang exulte : « J’espère que papa se porte bien et est aussi gai que moi. Je m’habitue bien à ma situation et suis un autre papa. Je fais attention à tout… ». Il fait donc allégrement couple avec sa mère et s’identifie pour la première fois à la fonction organisatrice de son père. Le drame sera que cette nouvelle position identificatoire s’accompagnera d’abord d’un échec radical sur le plan de la reconnaissance de son talent, puis de la mort de sa mère, dont son père le rendra responsable. Tout se passe comme si le meurtre symbolique des parents devenait impossible, par sa culpabilité liée à la mort de sa mère, et par les accusations ultérieures de son père de le tuer.
« Le pire : jouer pour les murs »
Ce séjour à Paris s’avère un échec. Mozart est amer : il devient « transparent » et perd son identité : « A Salzbourg, je ne sais pas qui je suis. Tout et en même temps rien du tout. Je n’en demande pas tant (…) être simplement quelque chose ! » (15 octobre 1778). S’il a été tout, c’est bien qu’il n’était rien du tout, réduit à son identité d’enfant prodige façonné par son père. Seuls les objets inanimés l’écoutent désormais. « Le pire est que je dus jouer pour les fauteuils, les tables et les murs. Ils disent : ô c’est un prodige, c’est inconcevable, c’est étonnant et, là-dessus adieu ! » (1er mai 1778). La terreur de perdre son talent l’obsède, et elle apparaît dans les lettres, directement associée à une absence d’écho dans l’autre. Mozart, on l’a vu, se sentait beaucoup exister dans le regard et dans l’oreille de l’autre, l’admiration pour son talent dès l’origine conditionnait en quelque sorte l’amour de sa famille ; ses lettres montrent à quel point il avait besoin de la reconnaissance du public et d’une gloire immédiate. Se dessine en tout cas le paradoxe suivant : moins Mozart est reconnu comme un prodige talentueux par l’environnement social, plus il devient un créateur, plus il investit la musique et trouve sa propre voix. Il n’est plus seulement un virtuose, il devient de plus en plus un compositeur.
Mort de sa mère
C’est à cette époque que l’environnement familial jusque là si nécessaire à Mozart va aussi se disloquer. Il reste seul à Paris quatorze jours avec sa mère mourante, intoxiquée par l’eau de Paris. Ce qui étonne, c’est qu’il n’écrit pas à son père pendant ces quatorze jours. Deux heures après la mort de sa mère, il lui écrit une lettre où il lui annonce que sa mère est très malade, qu’il n’a pas beaucoup d’espoir, qu’il est partagé entre la crainte et l’espérance et qu’il s’en remet à Dieu. Il écrit à un abbé ami de la famille que sa mère est morte et qu’il doit préparer son père. Brigitte Massin relève un lapsus : « Dieu me donne force et courage. Ce n’est pas d’aujourd’hui mais depuis longtemps déjà que je suis consolé ». Aurait-t-il déjà fait le deuil de sa mère ? Il écrit toutes ces lettres sur un ton résigné, évoquant la fatalité. Mozart attend six jours pour écrire à nouveau à son père et annoncer la mort de sa mère. Quelques jours après, il adresse une nouvelle lettre à son père disant que cela est passé, qu’on n’en parle plus et il raconte de multiples anecdotes sur sa vie parisienne. Le ton est gai et enjoué et Mozart semble animé d’une grande ardeur : il apparaît plus soulagé que chagriné. Mais s’agit-il d’indifférence ou d’un traumatisme si fort que Wolfgang ne peut pas en parler ? Sa lettre du 31 juillet évoque de temps en temps des accès de mélancolie, il tente, à la demande de son père, de faire le récit de la maladie de sa mère et il ne parvient pas à continuer son récit. Alors le style s’emballe, le rythme des phrases s’accélère, le propos devient confus. La pensée se désorganise et apparaissent la rage et l’impuissance de Mozart devant l’impossibilité de faire reconnaître sa musique. Ensuite plus aucune mention de sa mère dans les lettres. En fait, il ne supportait plus la présence de sa mère à Paris, que son père lui avait imposée, il se sentait très contraint par sa présence et par ses plaintes. Il lui en veut aussi d’avoir influencé Léopold contre son nouvel amour Aloysia. Une seule chose en effet obsède Mozart qui a 22 ans, son amour pour une jeune fille de 17 ans, cantatrice, fille d’un copiste pauvre, avec 3 sœurs. Après la mort de sa mère, loin d’être assailli par la mélancolie, Mozart semble libéré et, lors de cette perte, l’ombre de l’objet maternel ne tombe pas sur le moi, mais au contraire elle semble en quelque sorte se « désenkyster » du moi et libérer de ce fait Mozart.
Du blanc des lettres au processus créateur
Cette libération s’effectue notamment dans la création musicale de cette période : ce qui ne figure pas dans les lettres, l’évocation de sa douleur, sa détresse lors de l’agonie de sa mère, seul à la veiller dans une ville étrangère, son débordement émotionnel s’entendent dans ses compositions de l’époque : P. Sollers évoque ainsi la Sonate pour piano n°8 en la mineur K. 310 : « Là, tout de suite, c’est l’attaque et la contre-attaque, la proie au corps du destin, la réponse à la foudre. Fermeté, courage, lutte avec l’ange, tremblement de dieu (…) Et puis la précipitation en tous sens, l’affolement (…). Parfaite mimique des états intérieurs ; (…) Sonate tragique et grandiose. Elle a résonné pour la première fois dans une chambre de Paris. (…) Un abîme brutal et presque sauvage se profile dès la première partie (fortes variations dynamiques) pour s’affirmer dans la seconde : vagues instables en triolets et trilles rugueux avec terminaisons incisives à la main gauche, notes répétées et dissonances à la droite, appoggiatures en chaîne, rythmes pointés, forte-piano haletants ; un même dramatisme habite le rondo final (…) (2001, p 103-104). Le langage de l’affect se lit dans le style des lettres certes, mais l’irreprésentable, l’indicible et le flux émotionnel, ou plutôt passionnel, s’entendent dans la sublimation musicale.
Deux figures maternelles dans les opéras de Mozart
Il nous faut nous tourner vers l’œuvre pour résoudre l’énigme de cet apparent effacement de la mère dans la correspondance : les Mères sont aussi quasiment absentes des opéras de Mozart. La principale figure maternelle est la reine de la nuit : elle apparaît justement sous deux figures opposées dans deux scènes : à l’acte I, elle louange Tamino : « tu es pur, sage et bon » et elle lui demande d’aller délivrer sa fille. Mais à l’acte 2, un retournement complet s’effectue : Pamina retrouve sa mère, se jette dans ses bras, mais, quand la reine apprend que Tamino s’est voué à l’initiation, elle est très en colère que sa fille aime un homme qui est l’allié de son ennemi mortel Sarastro et elle exige qu’elle tue Sarastro, sinon elle la bannit. La reine de la nuit est harcelante par son « ambition haineuse » (Hocquart, 1987, p. 724), elle brûle d’un amour maternel possessif, car elle ne veut pas laisser libre Pamina ; ne s’agirait-il pas là d’une figure exacerbée de la possessivité de la mère de Mozart, et de son ambition, même si elle disparaît derrière celle de son père ? Cette reine de la nuit évoque aussi la figure vengeresse du Commandeur dans Don Juan. La critique oppose habituellement ces deux figures de la reine de la nuit et du Commandeur mais le Commandeur ne pourrait-il pas ne faire qu’un avec la reine de la nuit, figures d’un couple indifférencié, qui brûle ou qui congèle ? La main du Commandeur est glacée et il entraînera Don Juan dans les flammes. Il est frappant que la seconde des deux figures maternelles des opéras de Mozart, Marceline, dans Les noces de Figaro, soit une mère incestueuse qui veut épouser Figaro, qui est son fils. C’est une femme jalouse de sa jeune rivale qui veut d’abord empêcher le mariage de Figaro avec Suzanne, un peu finalement comme sa mère seule avec lui à Paris tente d’empêcher son fils d’aimer Aloysia.
Rencontre d’Aloysia Weber en 1778, mort de sa mère et prédiction paternelle
A cette époque, Léopold s’oppose violemment au projet d’une tournée en Italie avec Aloysia, il écrit que cette idée de tournée avec Mr Weber et ses filles a failli le rendre fou et il lance à son fils une terrible prédiction s’il désobéit : « Il ne dépend que de ta sagesse et de ta manière de vivre de finir comme un musicien ordinaire que tout le monde oubliera ou comme célèbre maître de chapelle sur lequel on continuera à écrire des livres – si tu veux mourir sur un sac de paille, prisonnier d’une femme et dans une pièce remplie d’enfants miséreux, ou plutôt heureux et honoré après une vie chrétienne, ayant assuré le confort de ta famille et acquis le respect de tous ». Il conclut : « tu dois avant tout penser de toute ton âme au bien de tes parents sinon ton âme ira au diable » (Lettre du 12 février 1778). L’obéissance au père est associée au succès, l’indépendance à une mort misérable : tel sera en effet le destin de Mozart et cette réalisation de la prédiction paternelle pose question, comme le note D. Fernandez (1972). Le chantage est le suivant : ou tu reviens à Salzbourg et tu prends l’emploi avec Colloredo, ou tu me tues : « J’espère que, ta mère ayant dû mourir mal à propos à Paris, tu ne voudras pas avoir aussi la mort de ton père sur la conscience » (19 novembre 1778). Il assène : « Toi, tu peux me tuer » (23 février 1678). Mozart capitule pour Aloysia et revient à Salzbourg pour une place d’organiste. C’est une double capitulation devant son père qui lui interdit l’amour et devant le nouveau prêtre archevêque Colloredo. La révolte et la soumission en même temps de Mozart contre le prince archevêque sont indissociables de sa relation de Mozart avec son père.
Rupture avec Colloredo (1781) et prise de distance avec son père
Trois ans plus tard, Mozart renonce à poste fixe en quittant la cour de Salzbourg, ce qui est exceptionnel à son époque (Lettre 9 juin 1781). Finalement, il sera jeté à la porte avec un célèbre « coup de pied au cul » du représentant de Colloredo. En fait l’origine de la rupture avec le prince archevêque ne provient-elle pas du fait que Mozart soit habité par le rêve de son père, de devenir musicien se rendant d’une cour à l’autre en voyageant ? Il agirait dans la réalité les désirs de son père mais contre l’avis de son père. Mozart est un musicien bourgeois dans une société de cour. A l’époque de Mozart, les musiciens étaient dépendants des faveurs et du goût des cercles aristocratiques de la cour et du patriciat des villes. Le sociologue N. Elias (1991, p. 24) note que Mozart essaya, personnellement et dans sa création artistique, de transgresser seul les limites des structures de pouvoir de sa société. Il reven-dique la liberté d’écrire la musique dictée par ses voix intérieures et non pas par des commandes. L’opposition entre son père et lui recouvre deux conceptions sociales du musicien, une production artistique avec un commanditaire et l’artiste indépendant.
Dramaturgie du lien au père
C’est en fait un opéra qu’il compose à cette époque, en 1780-1781, Idoménée, qui nous livre les clefs de la dimension inconsciente de son lien avec son père, et qui montre aussi comment Mozart transposait dans son œuvre ses propres conflits : il a peut-être contribué au choix du livret qui a été réalisé sous son contrôle. Idoménée a promis à Neptune qui l’a sauvé de lui immoler le premier inconnu qu’il rencontre et, en fait, c’est son propre fils Idamante qu’il rencontre. Idamante affirme sa volonté de mourir et d’être sacrifié par son père. Ce fils couvert de gloire s’efface et souhaite disparaître, s’immoler, alors que c’est son père Idoménée qui apparaît comme un souverain détrôné, vaincu. Devant son père, Idamante ne peut accepter d’être reconnu comme supérieur à lui. Face à son père déclinant et sans succès, Mozart sera confronté à la même impossibilité de le dépasser. Par ailleurs, en 1786, Les noces de Figaro portent en négatif la trace de la révolte de Mozart contre les figures du père. Le commanditaire de l’opéra avait exigé de Da Ponte d’enlever du livret la dimension de critique sociale au centre de la pièce de Beaumarchais. Ce qui a été supprimé des paroles s’exprime, comme le note B. Massin, dans la musique : Figaro, après avoir appris que son maître, le comte Almaviva, veut séduire sa femme Suzanne, lance son défi à Almaviva sur un rythme de menuet, par une cavatine : Figaro lui promet de le faire danser en lui enseignant une cabriole de sa façon et fredonne le refrain suivant : « Si vous voulez danser mon petit comte… Le comte est tourné en dérision, dans la forme musicale même. Figaro venge Mozart des grands seigneurs comme Colloredo et montre comment cet Almaviva qui se croit tout puissant est une marionnette.
De la passion à la pacification
A son retour de Paris, Aloysia ne semble plus le reconnaître et Mozart est désespéré, elle se mariera peu après avec un acteur. Cela fut la grande passion de son existence ; quelques mois plus tard Mozart épouse Constanze, une jeune sœur d’Aloysia, mariage accompli en partie en réponse à un chantage de la mère d’Aloysia, qui a accusé Mozart d’avoir déshonoré sa fille et lui a fait signer une reconnaissance d’une pension à vie s’il ne l’épouse pas. C’est un compromis, comme l’écrit D. Fernandez, à la fois il obéit au père, avec un mariage sans passion, et à la fois il lui désobéit car il s’oppose encore à ce mariage. On sait que Mozart aura de nombreuses maîtresses, tout en maintenant sa vie de couple avec Constanze et la correspondance témoigne d’une grande tendresse à l’égard de sa femme.
Le musicologue Jean Victor Hocquard (1987, p. 724) note que dans l’opéra de Mozart, à la différence de ses contemporains, l’amour passion n’occupe jamais une place centrale dans la dramaturgie mozartienne, et qu’aucun opéra n’est axé sur la passion amoureuse. Il souligne aussi que tous les personnages qui éprouvent un amour-passion se délivrent à la fin de leur passion, comme Elvire dans Don Juan, le comte dans les Noces de Figaro, Fiordiligie, dans Così fan tutte. Le processus créateur permet de passer d’une excitation débordante, de la passion, à un processus de pacification.
Fin de vie. Solitude du génie
Son père est mort en 1787, Mozart a 31 ans, et les quatre dernières années de sa vie s’incrivent sous le signe de la solitude, d’une absence d’écho de son environnement. Il se détourne de la société aristocratique, compose de plus en plus, crée sans commanditaire, comme artiste indépendant mais les institutions d’un marché libre de la musique ne sont pas encore en place (N. Elias, 2001). Ces dernières années correspondent à l’époque de la composition de ses principaux opéras. L’insuccès de Mozart est croissant. Il est abandonné par beaucoup de connaissances, les élèves de la noblesse ont disparu, les souscriptions à ses concerts sont un échec complet. La Flûte enchantée en revanche est un véritable succès populaire mais cela ne suffit pas pour Mozart. Mozart écrit « tout est si froid pour moi, froid comme de la glace » (Lettre du 1er octobre 1790). Fin 1791, la prédiction paternelle est accomplie. D. Fernandez assure que Mozart se laisse mourir pour apaiser sa conscience soumise aux ordres du Père. Le sociologue N. Elias évoque l’abandon de Mozart par ses proches à la fin et émet l’hypothèse que « peut être, pour finir, il renonça tout simplement et s’abandonna à sa chute » (1991, p 9), « acculé par les dettes, abandonné par son public de la bonne société viennoise, sa vie avait perdu de sa valeur, et ce n’est certainement pas étranger à l’évolution rapide du mal qui l’emporta » (p 7). S’il semble bien aventureux d’avancer de telles explications psychologiques à la mort de Mozart, qui relèvent d’un fantasme de toute puissance de la pensée sur le corps, il n’en reste pas moins que sa correspondance montre que Mozart a très difficilement survécu durant les dernières années de sa vie à la faillite de son environnement, tant familial que social.
Le drame de Mozart pourrait s’exprimer de la façon suivante : plus sa création musicale échappe à l’emprise de son environnement, plus il crée en quelque sorte l’incréé de lui-même dans un univers musical personnel, mais plus il se coupe de son environnement, tant familial que social. Et comment survivre face à un miroir qui ne lui reflète plus rien sinon l’échec, et non plus une absolue admiration face à son génie ? Ce génie unique dans l’histoire de la musique est enterré dans une fosse commune : retour à l’anonymat, à un enterrement de troisième classe, usuel pour la bourgeoisie moyenne. Fin de vie à 35 ans entre le renouveau de La flûte enchantée, avec son succès à l’époque auprès des milieux populaires, et la composition inachevée du Requiem. Mais une révolution musicale est en marche : le génie a finalement triomphé, pour l’éternité, sur l’ombre de l’environnement qui, selon une formulation célèbre de Freud, est « tombée » sur Mozart.
Notes
- Je vais aussi indiquer mes propres limites, n’étant pas spécialiste de musique, j’aborderai très peu la question du matériel musical. J’adresse mes remerciements à Jean-Michel Vivès pour ses éclairages sur l’approche psychanalytique de la musique.
Bibliographie
Elias N. (1991), Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Editions du Seuil.
Fernandez D. (1972), L’arbre jusqu’aux racines. Psychanalyse et création. Paris, Grasset.
Freud S. (1910a). Eine Kindheitserinnrung des Leonardo Da Vinci, G. W. VIII, 127-211, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, OCF X, p 79-164, trad.fr., Gallimard, 1927.
Freud S. (1929). « Das Unbehagen in der Kultur », GW, XIV, p 419-506, Le malaise dans la culture, OC XVIII, p 245-333, trad. fr., Paris, PUF, 1971.
Green A. (1972), La déliaison, Paris, Les Belles lettres.
Hocquard J. V. (1958), La pensée de Mozart, Seuil.
Hocquard J. V. (1987), Mozart, l’amour, la mort, Paris, Librairie Séguier/Archimbaud.
Massin J. et B. (1970), Wolfgang Amadeus Mozart, Paris, Fayard, réédit. 1990.
Massin B. (1982), « Naître et renaître. A propos de Mozart : le dossier d’une dépression », in Mijolla A de et coll., Psychanalyse et musique, Les belles lettres, 239-267.
Mozart (1962), Correspondance complète, Flammarion.
Sollers P. (2001), Mystérieux Mozart, Paris, Plon.