La représentation des enfants morts dans l’histoire de l’art
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La représentation des enfants morts dans l’histoire de l’art

Les représentations d’enfants morts sont très anciennes et se présentent sous des formes variées dans les arts plastiques (sculptures, peintures, dessins, images pieuses ou ex-voto), mais aussi dans la littérature et la musique. L’historienne Marie-France Morel1 relève dès l’Antiquité la présence de sculptures d’enfant sur les stèles votives de tombes grecques ou romaines : « le plus souvent, la sculpture le montre vivant, entouré de ses jouets ou animaux familiers » (p. 94). Dans la Rome Antique, on réalisait aussi des masques mortuaires appelés imagines, tradition qui se perpétue jusqu’au Moyen-Âge2. Au Moyen-Âge, l’enfant mort apparaît sur certaines tombes royales, comme une effigie funéraire, où il est représenté entouré de ses parents, ou au pied des gisants. C’est à partir du XVIe siècle, que l’on commence à représenter l’enfant mort dans la peinture. Au-delà du souhait de conserver une image de son enfant mort, il me semble que cela correspond d’une part à un changement de statut de l’enfant, considéré comme un individu, un adulte en miniature, et d’autre part à une nouvelle étape de l’histoire de la peinture avec la Renaissance où le peintre affirme son identité, comme en témoigne le développement de l’autoportrait. Au XIXe siècle, la photo prendra la relève et il y aura de très nombreuses photographies d’enfants décédés. C’est une pratique qui connaîtra un grand essor jusqu’à récemment. Est-ce le tabou de la mort dans notre société moderne qui rendra cette pratique beaucoup moins usuelle, voire inexistante ? Elle continuera néanmoins avec l’échographie et l’habitude prise par les équipes de néonatologie de prendre en photo les bébés morts, afin de proposer ces images aux parents.

Pour comprendre la représentation des enfants morts, il faut déjà se pencher sur la question de la représentation de l’enfant, d’une manière générale, c’est-à-dire s’interroger sur le statut de l’enfant dans la société. Quelle est sa place ? Quelle est son importance ? Quels liens se nouent entre adultes et enfants ? Et plus récemment, quels sont ses droits ? On a envisagé d’étendre les droits de l’enfant aux droits du fœtus, avec les problèmes complexes que cela soulève. Le statut donné à l’enfant dans une société correspond à une théorie de l’enfant. Nous avons toujours une théorie de l’enfant, qui détermine les pratiques éducatives, les dispositifs de soin, les rituels de mort. A chaque théorie correspondent des représentations de l’enfant, telles qu’elles apparaissent dans le langage, mais aussi les médias, la peinture. Sur le plan historique, l’évolution du statut de l’enfant a connu des étapes, avec un véritable tournant révolutionnaire à partir des années soixante-dix du vingtième siècle. Qu’en était-il auparavant ? Pendant plusieurs décennies, la théorie prédominante postulait que les enfants n’avaient pas vraiment de place dans la culture ancienne et que, du fait de la mortalité infantile, la mort de l’enfant n’aurait pas provoqué de chagrin chez ses parents. Par conséquent, les enfants morts disparaitraient, vite oubliés, vite remplacés. Et ne seraient donc pas représentés dans les œuvres d’art.

Philippe Ariès3, décrit une indifférence des familles traditionnelles à l’égard de leur progéniture. Pour lui, le sentiment de l’enfance ainsi que la notion de famille affective, ne seraient apparus que tardivement. Auparavant, il n’y aurait eu qu’un sentiment superficiel, le « mignotage ». Pour Elisabeth Badinter4, les mères ne se préoccupent réellement de leurs enfants que depuis une période récente et elle a voulu montrer que l’amour maternel n’est donc pas un sentiment spontané, mais une construction culturelle. Son livre a eu un impact considérable. Pendant plusieurs décennies a ainsi prévalu l’idée très politiquement correcte et idéologiquement déterminée que l’instinct maternel est un mythe et que le sentiment maternel serait d’apparition récente. Cette idée correspond à une confusion du niveau conscient et inconscient du lien à l’enfant et une méconnaissance de l’ambivalence. Un enfant peut être à la fois objet d’amour et de haine, d’attachement et de rejet, de bienveillance et d’agressivité. Plutôt que de dire que l’amour maternel n’existe pas, je pense qu’il est plus intéressant d’examiner de quoi il est composé et selon quelles modalités différentes et spécifiques il s’exprime à travers les âges et les cultures. De nombreuses recherches plus récentes contredisent ses idées. Ce n’est pas parce que les formes de l’amour parental ou les pratiques qui y sont liées varient selon les moments historiques et les sphères socio-culturelles, que l’on peut affirmer que l’amour pour l’enfant n’existait pas et serait d’apparition récente. Je pense qu’il est difficile de soutenir cette hypothèse, au regard de témoignages anciens rapportés par des historiens, qui montrent que l’attachement à l’enfant a toujours existé, mais selon des modes d’expression différentes des nôtres.

L’Europe n’a pas inventé la famille nucléaire moderne, dit Jack Goody5. Le sentiment de l’enfance n’est pas une invention récente et elle est universelle, affirme-t-il avec force. « Partout, toujours, les parents ont pleuré la perte d’un enfant, les époux la disparition du conjoint. Les comportements de deuil sont universels, tout comme l’affection, et seule l’histoire des mentalités la plus grossière, associée à un ethnocentrisme exacerbé et ignorant, a pu prétendre le contraire. » Steven Ozment6 aussi veut corriger cette vision négative de la famille. Cet historien s’insurge contre l’idée que les relations affectives entre parents et enfants, entre hommes et femmes, n’auraient émergé que dans les temps modernes. L’idée que la famille médiévale aurait été une unité fonctionnelle économique, régie par la nécessité de la survie et de la procréation. L’idée que l’enfant n’avait pas encore été découvert et qu’avant sept ans il n’avait pas d’existence propre. Selon ces idées reçues, il n’y aurait pas eu de place pour une intimité émotionnelle dans la maison, à cause de la très grande inégalité sociale entre hommes et femmes, et le manque de séparation entre la sphère privée et le travail. D’après cet historien, en s’appuyant sur les archives familiales, les correspondances et les journaux, le soin des enfants, le souci de l’éducation, la reconnaissance du rôle des mères, la préoccupation des pères étaient beaucoup plus importants qu’on ne le pense.

Didier Lett7, médiéviste, également, affirme que le sentiment de l’enfance existe dès le Moyen-Âge. Le lien affectif à l’enfant et la place qu’on lui donne sont bien plus importants qu’on ne le dit couramment. Par conséquent, sa mort est source de deuil et de chagrin. La mort de l’enfant suscite donc bien un deuil. Il n’est pas oublié, il a sa place, il s’inscrit dans l’histoire familiale, et on veut garder de lui une image, ce dont témoignent les représentations dans la peinture et particulièrement les portraits. D’après Philippe Ariès, (p.62-65), c’est au 16ème siècle qu’apparaît le portrait de l’enfant mort, représenté au sein de sa famille. A partir du 17ème siècle, l’enfant sera représenté tout seul, sans sa famille. C’est un changement de statut de l’enfant, difficile à interpréter selon Philippe Ariès, car la mortalité n’a pas baissé au 17ème. J’en déduis que la soi-disant indifférence à la mort de l’enfant n’est donc pas dans un lien de causalité avec l’importance de la mortalité infantile8.

Si de grands peintres s’y intéressent, (Philippe de Champaigne, Rubens, Van Dyck, Frans Hals), le portrait d’enfants reste néanmoins un genre mineur, exercé par des peintres secondaires, qui pour certains en faisaient leur spécialité. Rembrandt a bien peint son fils Titus, mais n’a pas fait d’autres portraits d’enfant. Dans la période de 1500-1700, dans les Flandres, il y a eu quantité de portraits d’enfants9. C’était une mode qui s’est vite développée dans un contexte de bourgeoisie montante qui s’enrichit, où l’enfant est un objet d’investissement. La magnificence des portraits montre que l’enfant était pour ses parents extrêmement précieux. D’où l’importance de l’éducation, à laquelle on va accorder une attention grandissante10, et le rôle essentiel donné aux mères, relayées par l’église, l’école, la famille.

Il est remarquable que, dans ces tableaux, les enfants morts sont représentés à côté de leurs frères et sœurs vivants. Dans les portraits de famille, il y a toute la fratrie y compris les enfants morts. Ceux-ci sont représentés petits, souvent emmaillotés, les yeux fermés. On leur donne souvent une forme d’ange, c’est-à-dire celui qui appartient aussi bien au monde des vivants qu’au monde des morts. Mais c’est aussi parce qu’il était rappelé à Dieu, si toutefois il était baptisé, car on sait que dans l’Occident chrétien, l’enfant non baptisé était refusé et ne pouvait être enterré. C’est pourquoi on se pressait de baptiser les enfants dès la naissance, car l’Eglise refusait absolument le baptême des enfants morts. La mort était donc mieux acceptée, s’il avait été baptisé. Non baptisé, c’est l’enfant des limbes, qui pouvait exercer un pouvoir maléfique.

Il faut évoquer ici ce que cet enfant mort peut avoir d’inquiétant. C’est probablement la raison pour laquelle les enfants morts sont souvent représentés comme des bébés, non seulement parce qu’effectivement la plupart mouraient très jeunes, mais aussi parce que l’enfant plus grand pourrait être un mort plus redoutable. Freud décrit dans Totem et Tabou le pouvoir des morts et les observations ethnologiques des sociétés primitives en témoignent largement. Plus près de nous, dans certains pays africains, l’enfant-sorcier, l’enfant infirme ou déficient continuent d’être l’objet de visées infanticides. Dans la conception du Moyen-Âge, nous apprend Didier Lett, l’infans est celui qui ne parle pas, et c’est pourquoi il est considéré comme sacré. L’absence de langage chez le petit humain était considérée comme une infirmité due au péché originel, car c’est la faute d’Adam et d’Eve qui a provoqué le châtiment divin infligeant aux humains la douleur de l’enfantement et l’incomplétude du nourrisson qui ne sait ni parler ni marcher. Vers trois ans, l’enfant du Moyen-Âge perd son innocence, mais alors sa parole est considérée comme dangereuse. Car lorsqu’il parle, c’est comme un prédicateur, porteur de la parole biblique, ou comme les fous, ou comme Dieu, ou comme le diable.

L’enfant mort peut occuper une place privilégiée, proche de Dieu, une place sacrée, mais en tout cas, il a sa place dans la lignée. Dans le système familial, tout enfant s’inscrit d’emblée dans le lien social et l’œuvre de la civilisation. C’est pourquoi, même s’il meurt, il a une place dans la filiation et la généalogie, ce dont témoignent ces représentations. Au 19ème siècle, le développement de la photographie va changer les coutumes relatives à la représentation de l’enfant mort. Emmanuel Pernoud11 montre que ce phénomène de portrait photographique « après décès » prend une grande ampleur12. Comme la photographie est beaucoup moins chère qu’un portrait peint, l’image du défunt devient accessible au plus grand nombre. Alors que les portraits peints d’enfants morts au 19ème sont plutôt sobres, les photographies, elles, font l’objet de compositions fortement théâtralisées. L’enfant est souvent photographié sur son lit de mort, et entouré de multiples objets (couronne, guirlande ou bouquet de fleurs, vêtements blancs, cierges, couronne de mariée de la mère….). Ces photographies étaient exposées dans la maison ou posées sur la tombe de l’enfant. Au 20e siècle, les parents insèrent dans l’image des objets triviaux, tels des jouets ou des peluches et actuellement il n’est pas rare que des parents posent des objets quotidiens ou des doudous sur les tombes d’enfants.

La tradition de photographier les morts, grands et petits, s’est prolongé jusque dans les années 1950, puis semble s’être perdue selon Marie-France Morel13 (2001). Les photographies de personnes sur leur lit de mort deviennent taboues après la seconde guerre mondiale. Qu’en est-il à l’heure actuelle ? Que sont devenues ces traditions ? Ont-elles disparu ? La mort de l’enfant est devenue un événement rare qui en fait un phénomène scandaleux qui produit un tabou important. Néanmoins, il y a de nouvelles pratiques qui montrent que ces rituels persistent sous d’autres formes. D’abord, les enfants d’une manière générale n’ont jamais été autant pris en photo. Le nombre d’images qu’on fait d’eux est impressionnant. D’ailleurs, ils ont des comportements nouveaux face à cette prolifération d’images d’eux-mêmes. Tantôt fascinés et attirés, tantôt énervés et opposants, ou les deux à la fois.

L’image est omniprésente dans le monde de l’enfant, mais curieusement la pratique ancienne de représenter l’enfant mort semble peu fréquente. Aujourd’hui, on met en place des pratiques dans les hôpitaux qui consistent à photographier les fœtus et les enfants mort-nés. Puis de les donner ou de les montrer aux parents, afin de favoriser le travail de deuil. Mais on s’est aperçu aussi qu’on ne peut pas faire de tels dispositifs un usage systématique. On ne peut imposer les modalités d’un deuil qui est parfois de toute façon impossible. Certains parents ne veulent pas d’images, d’autres les réclament parfois bien après le décès, d’autres les gardent comme des reliques. Ce qui change aussi dans la Modernité, c’est que ce sont les parents qui prennent en charge eux-mêmes la mise en images grâce aux nouveaux moyens techniques. Qui fait encore appel à un professionnel pour faire des photos de famille ? Et en particulier des portraits des enfants, comme cela se pratiquait encore jusqu’à vers les années soixante ? Autre nouveauté, c’est l’image échographique, qui est le premier « portrait » de l’enfant à venir, celui qui figure en première page de l’album. Lors d’une mort néo-natale, cela peut être la seule trace visuelle qui reste de cette existence interrompue prématurément. Ainsi au cours de la prise en charge d’une petite fille hyperactive et très perturbée, est apparu lors des entretiens avec la mère le non-dit d’un enfant mort-né vingt ans auparavant, dont la mère ne parlait pas mais dont elle portait depuis vingt ans dans son sac la photo prise par la sage-femme. L’évocation de ce souvenir traumatique a permis à l’enfant de se dégager des projections maternelles mortifères et de l’identification à ce frère mort, qu’elle ne cessait d’évoquer par ses symptômes14.

Conclusion

Il y a un très joli poème du poète anglais Wordsworth (1770-1850), qui rencontre une petite fille de huit ans dans un village. Combien de frères et sœurs êtes-vous ?, lui demande-t-il.

« Sisters and brothers, little maid,
How many may you be ?
How many ? Seven in all, she said,
And wondering looked at me. »

Sept, lui répond-elle. En fait, il y en a deux qui sont enterrés dans le cimetière.

Vous n’êtes que cinq alors ? insiste le poète.

Mais elle n’en démord pas et évoque le souvenir de cette petite sœur et ce petit frère décédés, qui, pour elle, continuent d’exister, et à faire partie de la fratrie. Dans la fratrie, dans la généalogie de la famille, on comptait les enfants morts.

« How many are you then, said I,
If they two are in Heaven ?
The little Maiden did reply,
O Master ! we are seven »

« But they are dead ; those two are dead !
Their spirits are in heaven !
T’was throwing words away ; for still
The little Maid would have her will,
And said, « Nay, we are seven ! »

Notes

  1. Morel M.F., 1998, « Représenter l’enfant mort dans l’occident chrétien du Moyen-Âge à nos jours », in Le fœtus, le nourrisson et la mort (coll.), L’Harmattan, Paris : 83-104.
  2. On en trouve un au musée Carnavalet.
  3. Ariès P., (1960), L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime.
  4. Badinter E., L’amour en plus.
  5. Goody Jack, La famille en Europe, Paris, Seuil, 2001.
  6. Steven Ozment, The Loving Family in Old Europe. Harvard University Press.
  7. Didier Lett, L’enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Age (12ème-13ème siècles), Aubier, 1997
  8. Rappelons tout de même que 50% des enfants n’atteignent pas l’âge de 18 ans, jusqu’à une époque récente.
  9. Pride and Joy. Children’s portraits in the Netherlands (1500 – 1700) Catalogue d’exposition, Haarlem, Ludion, 2000
  10. Cette préoccupation est présente dans le fameux Journal D’Hérouard, et donnera lieu à l’œuvre maîtresse de J.J. Rousseau, Emile ou Traité de l’éducation, 1762.
  11. Emmanuel Pernoud, L’enfant obscur, Peinture, éducation, naturalisme, Hazan, 2007.
  12. Catalogue de l’exposition Le dernier Portrait, au musée d’Orsay, 2002.
  13. Morel M.-F., 2001, « Images du petit enfant mort dans l’histoire », Études sur la mort 1/2001 (n° 119) : 17-38.
  14. Il s’agit d’un cas publié par Florent Gabarron dans la revue Contraste, 2014.