La destructivité et la déception narcissique
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La destructivité et la déception narcissique

Les réflexions que je propose seront surtout centrées sur la question de la destructivité, elles ont été élaborées à partir de mon expérience clinique et se cantonneront à ce qui m’a été utile au sein de celle-ci, je ne m’aventurerais donc pas sur le terrain des évènements dramatiques qui ont frappé notre pays lors de la dernière année.

L’analyse et l’intégration de la destructivité reste l’un des « os » essentiels de la pratique psycha-nalytique actuelle, et ceci principalement en raison des difficultés qu’elles posent au contre-transfert des cliniciens. Si une partie de ces difficultés est relativement irréductible car liée aux affects que le clinicien est conduit à éprouver quand il est confronté aux manifestations cliniques de la destructivité, une partie non négligeable me semble être liée à ce que je serais tenté de nommer le « contre-transfert épistémologique » mobilisé par la destructivité, j’entends par là l’effet de ses conceptions de la destructivité, de ses enjeux voire de ses causes ou horizons élaboratifs sur sa manière d’appréhender les processus auxquels la clinique le confronte alors.

Mon expérience m’a conduit à avancer que le principal obstacle à l’élaboration des formes de la destructivité tient à la tendance à considérer la destructivité comme semblable à elle-même, c’est-à-dire qu’elle est alors considérée comme la simple expression d’une pulsion destructrice voire d’une pulsion de mort : elle est alors prise de face, de front, elle n’a plus de dimension latente, plus d’enjeux inconscients, elle est semblable à ce qu’elle se donne pour être au plan manifeste. À l’inverse, quand un écart peut être introduit entre l’expression manifeste de la destructivité et ses enjeux inconscients ou latents, s’ouvre un espace de travail qui commence à rendre la destructivité élaborable.

C’est pourquoi je suis très sensible aux auteurs qui ont introduit des écarts entre le manifeste de la destructivité et les enjeux inconscients ou autres qui viennent s’y loger. Deux auteurs m’ont été particulièrement utiles à cet égard. Le premier est S. Freud et certaines des propositions qu’il avance vers la fin de sa vie, le second est D.W. Winnicott et la conception qu’il propose de ce qu’il nomme « l’utilisation de l’objet » (Use of an object).

Premier écart : Freud et la question de l’intégration psychique

Dans les petits écrits que Freud rédige lors de son exil terminal de Londres, il revient sur la question de la répétition et formule alors de manière relativement claire une conception plus ou moins présente chez lui depuis pas mal de temps mais jamais encore formulée d’une façon aussi claire. Il commence par souligner que les expériences qui se répètent le plus sont « les expériences les plus précoces », puis il propose ce qu’il appelle « une explication » il écrit « explication : faiblesse de la synthèse ». Dans le contexte de ses élaborations de l’époque, en particulier de Construction en analyse, on peut se faire une bonne idée de ce qu’il faut entendre par « expériences les plus précoces » il s’agit des expériences rencontrées par l’enfant « alors qu’il savait à peine parler » (Construction en analyse), elles correspondent à la période des deux premières années de la vie, ou, si l’on ne veut pas s’engager sur une datation précise, les expériences que notre tradition de pensée a nommé « archaïques » en fonction de leur type d’organisation subjective. La référence à « la faiblesse de la synthèse » n’est pas totalement nouvelle chez Freud qui, depuis ses premières réflexions sur la réaction thérapeutique négative, soutient l’importance d’une fonction de synthèse opérant dans le fonctionnement psychique, et en particulier sous l’égide d’Eros « qui aime à faire des ensembles toujours plus vastes » (Freud, 1920). Dans la note de l’exil que j’évoque plus haut à propos de la répétition, cette référence me semble indiquer que Freud se décide à considérer que la compulsion de répétition introduite depuis Au-delà du principe de plaisir (1920), et la contrainte qu’elle fait peser sur la vie psychique, est en fait une forme de contrainte à l’intégration psychique. Je l’ai dit plus haut, une telle proposition n’est pas totalement nouvelle chez Freud, elle est implicite à nombre de ses énoncés antérieurs et en particulier à celui que Lacan a rendu tellement célèbre « Wo es war soll ich werden » : « là où était le Ça le sujet (le Ich, le sujet, le Moi, le Moi-sujet) doit advenir », autrement dit les contenus du Ça doivent s’intégrer dans la subjectivité, doivent être appropriés dans/par celle-ci.

Ce qui est en reste dans la vie psychique, ce qui reste sous une forme « Ça », c’est-à-dire sans sujet ni objet, doit devenir Ich, doit devenir Moi considéré comme instance de la subjectivité. Que « Ça » soit agréable ou source de déplaisir, que « Ça » soit traumatique ou pas, « Ça » doit s’intégrer dans la subjectivité, doit « devenir sujet ». Et « Ça » harcèle l’organisation psychique tant qu’il n’est pas intégré, il menace l’organisation psychique qui le tient « hors synthèse », qui le tient hors sujet, car pour l’intégrer, il faut déconstruire tout ou partie de l’organisation qui le tient exclu, et cette déconstruction attaque cette organisation, la détruit au moins en partie.

Voilà donc une nouvelle proposition concernant la destructivité, une proposition concernant son (l’un de ses ?) enjeu latent, la destructivité est impliquée dans le processus d’intégration comme l’une des nécessités que celui-ci rencontre. À vrai dire, c’est un processus que la biologie connaît bien : nous ne pouvons digérer que ce que nous avons préalablement attaqué, mâché, déconstruit sous sa forme première pour le rendre assimilable. L’analyse de la destructivité ouvre donc la question d’un processus dialectique destruction (déconstruction)/intégration qu’il ne faut pas arrêter à son premier temps, mais considérer dans son ensemble et sa complexité. Dans la vie psychique nous connaissons aussi très bien, dans l’analyse de l’ambivalence, une telle dialectique. J’aime l’objet, mais l’objet n’est pas toujours là, à disposition, il peut me manquer, quand il me manque il me fait sentir ma dépendance et celle-ci me blesse et me pousse à l’hostilité contre l’objet qui me fait ressentir cette blessure. Mon hostilité à l’encontre de mon objet d’amour dépend de l’existence de mon amour lui-même. Dialectique merveilleusement résumée dans un aphorisme que nous devons à Sacha Guitry : « tu me détestes trop, tu dois m’aimer encore ».

Second écart : « l’utilisation de l’objet »

D.W. Winnicott introduit un second écart dans la conception qu’il propose, notamment dans Jeu et réalité, de l’usage de l’objet. L’essentiel de la proposition de D.W. Winnicott concernant la destructivité qui nous occupe pourrait être résumé dans l’idée que l’un des implicites qui met l’élaboration de la destructivité en impasse, tient dans une approche solipsiste de celle-ci. Une approche solipsiste de la destructivité enferme celle-ci dans un postulat narcissique, elle reste prise dans le narcissisme qui efface la place de l’objet, maintient une forme d’auto-engendrement. Autrement dit, c’est en réintroduisant la question de la réponse ou de la réaction de l’objet à qui elle s’adresse que la destructivité devient potentiellement élaborable.

Dans le chapitre de Jeu et réalité qu’il consacre à « l’utilisation de l’objet » (pour le différencier de la théorie dite « des relations d’objet » qui ne prend pas en compte les particularités de l’objet et de son mode d’être et de réponse), D.W. Winnicott soutient en effet que le devenir de la destructivité dépend de la manière dont l’objet « survit » ou ne « survit pas » à sa manifestation. Entre le sujet et sa destructivité, il introduit donc la réponse ou la réaction de l’objet, celle-ci médiatise donc la destructivité et commande son devenir, donc son élaboration et son intégration, il en complexifie la question.

Mais que veut dire « survivre » dans cette conception ? On se doute qu’il ne s’agit pas de la vie matérielle de l’objet dont il s’agit, s’agissant du monde du bébé il n’y a pas de menace effective pour la vie de l’objet – sauf accident traumatique bien sûr. Il s’agit donc d’une « survivance subjective », de la survivance de l’objet pour la subjectivité du sujet, d’une survivance dans l’éprouvé, dans les affects du sujet et pour le sujet. Winnicott propose deux caractéristiques majeures pour cerner la question de la survivance de l’objet. Un objet qui « survit » est un objet qui, dans son mode de réponse ou de réaction à la destructivité du sujet qui lui est adressée :

  • n’exerce pas de représailles contre le sujet ni du côté d’une violence ou d’une destructivité en retour
  • ni non plus du côté d’un retrait subjectif et affectif.

Je pense nécessaire d’ajouter une troisième caractéristique, non formulée par Winnicott mais qui me semble implicite à son développement : l’objet doit continuer à se montrer créatif dans sa réponse ou sa réaction. Cette créativité se manifeste dans le fait que même si l’objet est atteint par la manifestation de la destructivité du sujet – et comment ne le serait-il pas, il l’est nécessairement s’il est en lien avec le sujet, il doit même, d’une certaine manière, en témoigner – il fournit une réponse apaisante, liante, une réponse qui ouvre la possibilité de l’intégration subjective. C’est la présence d’une dimension créative dans la réponse de l’objet qui authentifie le maintien de la vie de l’objet, un objet vivant est un objet créatif, un objet créatif se fait connaître comme autre-sujet, c’est-à-dire en partie au moins indépendant du sujet, hors de son omnipotence pour utiliser une formule chère à Winnicott.

La proposition de Winnicott me conduit à l’hypothèse suivante qui résume l’écart qu’il introduit dans l’élaboration et l’intégration de la destructivité : elle n’est pas élaborable ni métabolisable sans la prise en compte de l’objet et de ses réponses actuelles et/ou historiques. Cette proposition s’éclaire si l’on déploie le devenir de la destructivité selon le degré de survivance de l’objet.

Si l’objet « survit »

L’objet est découvert, dans les temps premiers, ou appréhendé, pour les expériences postérieures, comme autre-sujet. Et de manière corrélative1, car les deux sont étroitement liés, le sujet se découvre ou s’appréhende lui-même comme sujet : « Ça » trouve un sujet, commence à s’inscrire dans la subjectivité. Une différence topique s’organise, le sujet « tue » l’objet dans le monde intérieur, subjectif, celui de la représentation, celui du fantasme, l’objet « survit » comme autre-sujet dans le monde objectif. La destructivité est différenciée de la destruction qui n’est plus que potentielle, fantasmatique, elle n’est plus destruction effective, le monde des représentations fantasmatiques se différencie du monde objectif. La créativité peut se développer sans menace pour l’existence du monde objectif, dedans et dehors sont suffisamment différenciés pour cela, le sujet ne confond pas l’activité représentative et imaginative, donc l’activité créative, et l’action effective.

On peut considérer que la proposition de Winnicott complète celle de Freud quand celui-ci avance que « l’objet naît dans la haine », il la complète en soulignant « si l’objet survit à la haine ». Une autre conséquence est l’ouverture de l’espace du conflit psychique intrasubjectif. La séquence décrite par Winnicott dans Jeu et réalité mérite d’être citée in extenso :

« Le sujet dit à l’objet : “je t’ai détruit” et l’objet est là, qui reçoit cette communication. À partir de là le sujet dit “hé l’objet je t’ai détruit”,“je t’aime”. »

« Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi » « Puisque je t’aime je te détruis tout le temps dans mon fantasme (inconscient) ».

Mais l’objet aimé, je le soulignais plus haut, peut manquer et faire ainsi ressentir une dépendance blessante à son égard et donc mobiliser ainsi de la haine : l’amour engendre la haine qui se conflictualise avec l’amour, chacun des deux sentiments venant alors modérer l’autre, pour autant que chacun des sentiments « survive » à l’autre.

Le modèle de la « survivance » peut donc s’étendre non seulement au dépassement de l’alternative « moi ou l’autre », moi ou l’objet, mais aussi à la question de la coexistence des sentiments et aussi des processus psychiques, c’est la clé d’une partie essentielle de l’organisation psychique et de sa complexification.

Si l’objet ne « survit » pas à la destructivité et à l’engagement pulsionnel

À l’inverse, si l’objet ne survit pas, si donc la réponse attendue de la part de l’objet n’est pas au rendez-vous, se produit une « déception narcissique primaire » qui produit des tableaux cliniques variés en fonction de la manière dont l’objet ne survit pas, car bien sûr comme il y a plusieurs caractéristiques de la survivance, il y a aussi diverses manières de ne pas survivre. Ceci étant, il y a aussi un certain nombre de caractéristiques communes aux divers tableaux cliniques que je vais d’abord essayer de cerner, ce sont les caractéristiques des problématiques narcissiques-identitaires, des problématiques dans lesquelles l’identité du sujet est en souffrance, dans lesquelles la subjectivité est amputée de manière essentielle.

J’évoquerai en premier l’affect de souffrance qui accompagne la déception narcissique, souffrance de ce qui a eu lieu mais surtout souffrance de ce qui n’a pas eu lieu, souffrance de la destruction avérée, souffrance et rage face à l’impasse subjective que la destruction produit, souffrance de la création d’une situation sans issue acceptable : car il faut alors soit renoncer à l’expression de la destructivité et ainsi s’amputer d’une composante essentielle, soit renoncer à l’objet et à ce qu’il peut apporter d’irremplaçable à l’économie psychique.

L’intégration subjective de la destructivité est en échec dans la mesure où elle repose sur le fait que sujet et objet autre-sujet « survivent » à l’expression pulsionnelle, si l’objet ne survit pas, le sujet ne survit pas non plus, il n’est pas produit ou approfondi par l’expérience en cours d’éprouvé. Dès lors, le sujet tend à être absent de la scène, il en est retiré, il ne « survit » pas non plus à l’expression de la destructivité, il est « hors de lui », ce qui laisse une forme de béance de l’être, une expérience « subjective » sans sujet, sans sujet ni objet, donc qui reste une expérience du « Ça », une expérience de confusion psychique. La béance tendant alors à être comblée ensuite par des incorporats qui installent des corps étrangers au sein de l’économie psychique : « l’ombre de l’objet tombe sur le moi », avance Freud à propos de la mélancolie mais c’est l’objet qui n’a pas survécu, l’objet narcissique décevant qui tombe ainsi sur le Moi et tend à lui être assimilé.

Je peux en venir maintenant aux formes des tableaux des pathologies narcissiques-identitaires qui se mettent en place en fonction du type de « réponse » de « l’objet qui ne survit pas ». Si l’objet exerce des représailles, s’il réagit aux manifestations de la destructivité par des rétorsions violentes, alors tout semble se passer comme si la destructivité du sujet lui revenait en boomerang et amplifiée par la réaction de l’objet, elle produit un affect de terreur devant ce retour amplifié. La violence de la réaction de l’objet se mêle à celle du sujet et rend celui-ci confus quand à la source du mouvement pulsionnel, elle produit un effet de sidération psychique ou déclenche une violence aveugle, aveuglée.

Si par contre la réaction de l’objet est plutôt de se retirer face aux manifestations de la destructivité, l’expérience est celle de la mort ou de la disparition du lien avec l’objet, la destructivité est dépotentialisée, elle est accréditée par le retrait, se précipite un noyau de culpabilité primaire2. À terme dans la mesure où le lien à l’objet semble avoir été détruit, tend à se développer soit un refus des liens, soit une attaque des liens qui pourraient se créer.

Enfin, si la créativité est absente de la réponse de l’objet, la menace qui pèse sur le fonctionnement du sujet est celle de la perte du sens des choses. La déception narcissique est au premier plan, elle conduit à une forme d’affect de désespoir, de désespoir radical. L’expérience subjective devient étrange, bizarre, dépersonnalisée tout autant que désubjectivée, elle est inintégrable sous cette forme.

Après-coup du traumatisme narcissique de la non survivance de l’objet

La rencontre avec l’une des formes de la non survivance de l’objet est donc traumatique, elle produit dans tous les cas une désorganisation de la psyché incapable de l’intégrer de manière acceptable. Cependant le sujet doit néanmoins continuer à vivre et à se développer, il doit aussi faire face à la contrainte d’intégration que nous avons évoquée au début de notre réflexion à propos de la position terminale de Freud. Il faut en outre ajouter que l’intégration de l’expérience est compliquée par l’expérience de l’échec de son intégration. Car si l’expérience tend à être répétée tant qu’elle ne reçoit pas de statut psychique convenable et acceptable, tend aussi à se répéter l’expérience de son échec d’intégration.

D’une manière générale les expériences tendent à se répéter au plus près de la forme de leur enregistrement si elles n’ont pas été subjectivées et transformées par leur intégration subjective. Les expériences traumatiques non intégrées tendent donc à se répéter avec un minimum de transformation, elles restent « Ça », sans sujet ni objet, pure forme et impact de la forme sensori-motrice. De plus, comme je l’ai souligné plus haut, elles tendent à attaquer l’organisation psychique qui ne les intègrent pas, et ceci d’autant plus qu’elles tendent à répéter aussi l’échec de l’intégration psychique. Par ailleurs, plus l’expérience de non survivance est précoce, importante et répétée, plus elle tend à se répéter « en tout ou rien » et non détail par détail, et plus elle menace de répéter « en tout ou rien », c’est-à-dire à l’identique, plus elle répète son caractère traumatique.

En d’autres termes, ce qui complique considérablement le travail clinique et le porte à sa limite voire à son extrême, c’est que le non intégré menace le déjà intégré à partir duquel on pourrait espérer qu’il s’intègre ! C’est pourquoi la psyché va chercher à se protéger du retour des expériences non intégrées, elle va déployer tout un cortège de mécanismes de défense contre le retour des expériences en reste d’intégration et la menace qu’ils représentent pour son organisation actuelle.

J’ai avancé l’hypothèse, à la suite de Freud (1920), que la principale mesure défensive mise en place était constituée par un contre-investissement qui tente d’immobiliser le retour du reste, immobilisation qui prend différentes formes dont on trouve le relevé ici et là dans la littérature psychanalytique : gel, pétrification, dessiccation voire lyophilisation, etc.

Formes de la destructivité dans la rencontre psychanalytique

Il ne faut donc pas s’étonner que dans un processus de psychothérapie psychanalytique, processus dont l’un des objectifs premiers est d’abraser progressivement les défenses pour que les restes, non ou mal intégrés, fassent retour et soient enfin intégrés, on se heurte à des résistances majeures. La principale d’entre elles étant celle que Freud a nommée la réaction thérapeutique négative. Dans le processus de métabolisation psychique qui caractérise l’aventure psychanalytique, les expériences non intégrées qui menacent de revenir à la surface transférentielle sont des expériences traumatiques, des expériences de déceptions narcissiques primaires et avec elles leur cortège de destructivité non intégrée. Plus le travail psychanalytique avance et plus les menaces se font pressantes, plus l’état clinique manifeste du sujet semble s’aggraver ce qui produit l’impression de réaction thérapeutique négative. Plus ça avance plus ça semble aller mal, dans la mesure où ce qui revient concerne précisément des expériences traumatiques et leur cortège de défenses extrêmes.

Soulignons tout de suite que la difficulté du travail clinique va dépendre principalement du degré et du type d’organisation de la psyché. Si celle-ci est en mesure de juguler un retour massif des expériences traumatiques, c’est-à-dire si elle peut modérer l’action des processus « en tout ou rien » évoqués plus haut, le travail s’avère plus facile que si le transfert s’effectue « à boulets rouges » selon l’heureuse expression de M. Fain.

Mais que ce soit sous des formes extrêmes ou sous des formes plus modérées, le processus rencontre inévitablement deux types de difficultés qui ne tardent pas de passer au centre du travail : le retournement et le négativisme.

Les retournements

En 1915, Freud souligne que les processus de retournement, dont il décrit trois formes, sont les premiers et donc les plus archaïques processus de défenses mis en place par la psyché, ils précèdent le refoulement et le travail de déplacement métaphorisant qu’il rend possible. Les mécanismes de retournement sont plus frustres, ils demandent moins de travail de transformation que le travail de déplacement plus complexe à mettre en place et plus déjà ancré dans des formes secondaires de symbolisation.

Les trois formes de retournement que Freud décrit en 1915 sont le retournement de l’affect, le retournement contre la personne propre, et le retournement actif/passif. Mais en 1920, dans Au delà du principe du plaisir, il en décrira une autre forme beaucoup plus repérable dans l’élaboration des arcanes de la destructivité : le retournement passif/actif à visée de maîtrise des expériences de passivation des expériences traumatiques.

Dans le retournement passif/actif, le sujet tend à faire vivre et partager au clinicien l’expérience inintégrée. Si l’expérience traumatique a été caractérisée par la terreur, par retournement le sujet peut à son tour tendre, quand il le peut, à imposer à son tour la terreur. Le sujet se place ainsi subjectivement à la place de l’objet traumatique et place de fait le clinicien dans la position que le sujet n’a pas supporté d’endurer, dans la position traumatique donc. À l’origine de ce processus, il y a sûrement une tentative pour évacuer et faire vivre à un autre, à un objet narcissique, ce que le sujet a rencontré par le passé et a échoué à intégrer. Si le clinicien « survit » au retournement et à ce qu’il comporte de déplaisir intense, alors le retournement peut prendre le sens d’un partage d’expérience, partage d’expérience nécessaire pour briser le sentiment de solitude qui accompagne le vécu traumatique.

Le retournement contre soi, dans sa forme mélancolique, tend à reproduire envers soi les maltraitances subies antérieurement, les reproduire ou les anticiper dans une procédure de maîtrise de leur impact, là encore le sujet se montre actif là où il a dû subir passivement l’effet traumatique. S. Ferenczi a décrit sous le terme d’identification à l’agresseur cette forme de retournement. Les auto-accusations dans lesquelles le sujet reprend à son compte celles qui ont été formulées par ses objets d’investissement antérieurs relèvent aussi de cette forme de retournement.

Enfin, dans le retournement de l’affect, il y a une inversion de la polarité plaisir/déplaisir. Ce qui provoque du déplaisir semble être recherché comme une source de plaisir. On reconnaît là la forme célèbre du masochisme qui transforme la douleur en plaisir, ou encore la transformation du désir en dégoût souvent décrite dans l’hystérie. Le Richard III de Shakespeare en donne une forme quasi générique quand il déclare, dans le premier acte de la pièce, « que le mal soit mon bien ». Là encore le retournement vise à maîtriser ce que l’on ne peut éviter, si je ne peux éviter le mauvais alors je fais comme s’il était bon et désiré, en particulier en le sexualisant ou en l’érotisant d’une manière ou d’une autre, l’érotique servant ici de force de liaison.

Ces formes de retournement sont souvent organisatrices du transfert et j’ai proposé de nommer « transfert par retournement » leur émergence dans l’espace analysant.

Dans les conjonctures transférentielles dans lesquelles la destructivité et l’élaboration du traumatisme narcissique primaire est au premier plan, on observe parfois une forme particulièrement complexe organisée par un clivage du transfert. Deux processus transférentiels sont présents simultanément, d’une part un processus de transfert par déplacement dans lequel le sujet est à sa place et le clinicien est mis à la place d’un des objets significatifs de son histoire, et un processus de retournement, clivé du premier, dans lequel le clinicien est mis à la place du sujet et le sujet occupe la place de l’objet traumatique.

La difficulté principale de l’élaboration tient alors à ce que si le clinicien est tenté d’intervenir sur le déplacement, il se retrouve face au retournement, et inversement, s’il intervient pour souligner le retournement c’est au déplacement auquel il se trouve en bute. Cela produit une forme de transfert paradoxal en double bind, dans lequel aucune intervention n’apparaît comme adéquate.

Le négativisme

Pour en venir maintenant aux formes cliniques du négativisme, particulièrement observables dans la réaction thérapeutique négative, elles apparaissent souvent comme l’effet des combinaisons des processus de retournement et du clivage du transfert que je viens de décrire. Leur caractéristique principale est le retournement bon/mauvais.

On peut décrire une séquence qui dans mon expérience clinique s’est avérée assez typique. Lors d’une séance je propose une intervention qui est bien reçue sur le moment et produit un effet d’apaisement et une amélioration de l’état clinique du sujet pendant la séance. Mais lors de la séance suivante, tout semble s’être retourné et le sujet se montre paradoxalement aggravé. L’analyse patiente des processus engagés met en évidence le ressort du retournement que l’on peut formuler de la manière suivante sous la forme la plus générale.

« Ce que vous dites, ce que je comprends en analyse est bon… Mais c’est mauvais et ça fait souffrir car, soit :

– Ce n’est pas venu au bon moment, dans mon enfance quand je l’ai tellement attendu, quand j’en aurais eu tellement besoin.

– Ce n’est pas venu de la bonne personne, celle de qui je l’ai passionnément attendu.

– Ou pas de la bonne manière.

– Ou pas dans le bon temps, etc. »

Chaque progrès est annulé par le fait qu’il n’est pas total et n’est que partiel, il ne produit pas de miracle, la partie n’est pas le tout et donc ne vaut rien. Et donc le sujet annule au fur et à mesure les élaborations partielles sur lesquelles il faudrait pouvoir s’appuyer pour continuer d’avancer. D’une certaine manière le sujet se sent forclos, ce qu’il n’a pas reçu dans l’enfance ou la petite enfance, jamais plus il ne pourra le recevoir de manière satisfaisante, c’est trop tard, toujours déjà trop tard.

L’analyse montre alors un sujet organisé contre l’espoir dans la mesure où l’espoir maintenu fait courir le risque d’une déception et d’un retour de la déception narcissique primaire et de la souffrance agonistique qui l’accompagne alors. À ceci, se mêle encore un autre motif de souffrance : pour moins souffrir, le sujet s’est historiquement organisé sur la base d’une position dans laquelle ce qu’il ne reçoit pas, jamais il ne le recevra, ce n’est pas la peine de l’attendre et de l’espérer. S’il découvre qu’une nouvelle expérience avec un nouvel objet peut lui apporter ce à quoi il a en large partie déjà renoncé, cela réveille la souffrance historique de ne pas l’avoir reçu. Il lutte donc contre l’expérience nouvelle et l’espoir qu’elle fait naître.

Il est clair que, quand on est engagé dans cet aspect du travail psychanalytique, il vaut mieux ne pas être trop vite décevant, pas avant que le sujet n’ait suffisamment métabolisé l’expérience de déception primaire pour être capable de tolérer une déception actuelle. Après ses réflexions portant sur ce qui tend à mettre l’analyse en impasse, j’aimerais terminer sur une direction qui peut représenter une forme d’issue. Winnicott souligne que parfois il faut apprendre aux analysants à jouer.

Les situations traumatiques primaires et les déceptions et agonies qui les accompagnent peuvent être considérées comme des jeux qui n’ont pas eu lieu, qui n’ont pas pu être joués en leur temps. Cela profile une direction de travail qui consiste à proposer une arène pour que le jeu qui n’a pu avoir lieu, trouve un espace et une rencontre pour se déployer enfin. Les formes cliniques de la destructivité ne se donnent pas comme des jeux, mais si nous parvenons à entendre que leur répétition dans l’espace analysant est une forme de représentation de la destructivité, si nous parvenons à leur permettre de prendre cette forme plus « potentielle », nous sommes alors en mesure de les considérer comme des formes premières de symbolisation de la destructivité, comme des formes de symbolisation d’expériences de désymbolisation : une « symbolisation de la désymbolisation », un « jeu de désymbolsation » et non une désymbolisation effective.

Notes

  1. Cf. sur ce point les travaux de P. Rochat, Le monde des bébés, Odile Jacob.
  2. Cf. mes développements sur la culpabilité primaire dans Agonie, clivage et symbolisation, PUF, 1999.

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Destructivité et exaltation