Le cadre analytique avec en son centre le divan, bien qu’extrêmement inerte et quelque peu posé, est non un banal salon de conversation mais plus profondément une machinerie causale agissante propice au déploiement du spectacle de l’inconscient. Un fécondissime dispositif qui modifie en le stimulant et le relançant, trois ou cinq fois par semaine, le fonctionnement psychique en associant et alliant simplement : horizontalité, stabilité, fixité, constance, immuabilité, équilibre malgré l’asymétrie des échanges, repos sans répit et pour autant repli autorisé légitime et vitalisant. Il suffit de s’allonger pour sentir immédiatement un changement en soi ; dans le rythme, du pas à la marche, de sa pensée, à croire que des forces invisibles purgent la vapeur de nos freins, le liquide de nos amortisseurs, et que des voix souterraines et lointaines donnent ampleur, majesté et intensité au moindre de nos balbutiements.
Non sentir n’est pas le meilleur terme… Ressentir plutôt et donc éprouver pour la « première seconde fois » pendant le temps de la lune de miel qu’initie toujours l’amour du re-commencement : allongement de soi, élargissement, épaississement, assouplissement, dépliage, déploiement, détente, attente, émergence, fil, flux, pause, silence, vide, reprise, décondensation, assemblage, densification. Bref avec Freud : il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique, « psyché est étendue, n’en sait rien1 », au lieu des conditions a priori de celui-ci selon Kant.
Dans ce lieu, où P=mg*, l’analysant doit accepter le temps de la dysharmonie entre la rapidité de l’arrachement psychique à la gravité, et la beaucoup trop lente assimilation de cet arrachement dans son corps.
À l’inverse du redoutable lit de Procuste, bien qu’il soit en général unique et inamovible, un divan bien indiqué propose un plan à chacun/chacune ajusté. Choisi c’est-à-dire consenti par le sujet du fait du poids économique, affectif et social, du symptôme qu’il entend ici décharger, … avant qu’assenti. Avec une totale, une absolue liberté de parole et d’expression, une fois convenus les dates, horaires et tarifs de ces rencontres hors du commun, une fois suspendue la motricité des quatre membres (et du reste, à l’exception du chef). Dès lors, les anciennes amarres larguées… que vogue le « Bateau ivre » qu’il s’en aille à la mer et au soleil, ou que divague la boîte noire ou magique/fabrique à idées, à l’ombre tempérée d’un mage rêveur. Liberté parfois affolante ou paralysante, à laquelle on avait si souvent et si longtemps refusé justement de s’abandonner.
Divan, plutôt que canapé ou sofa, catafalque sans armoiries, ou encore banquette. Quoique ce dernier terme évoquerait un peu trop Le banquet du divin Platon ou le baquet du discutable Anton Mesmer.
Apprenti cercueil pour ceux qui gardent en eux le souvenir des morts ou des Vampyrs.
L’étymologie, qui nous surprendra toujours, en particulier quand elle nous emmène vers la lointaine Perse, via Babylone, laisserait entendre des proximités sonores et signifiantes entre divan, diwan et djnouns, soit et ni plus ni moins avec « fou », « esprits » ou « démons ». Mais chacun a le droit de choisir son étymologie, ou plutôt d’élire le moment où elle bifurque : en persan dibir (le scribe) ; en arabe diwans (bureau, douane). Odon Vallet2 a une préférence pour le sens littéraire de diwan qui signifie recueil de poèmes chantant l’amour du vin et des jeunes hommes et femmes : « les divans persans étaient renommés, le plus célèbre étant celui d’Hefez, les iraniens cultivés en connaissaient les vers par cœur tirant augure de ce divan en ouvrant au hasard une page pour connaître l’avenir. ». On ne saurait mieux dire sauf à remplacer connaître l’avenir par réinventer le passé…, mais n’est-ce pas somme toute la même chose !
Quoi qu’il en soit ce meuble bien-aimé évoque douceur, sagesse, apaisement et sérénité, tandis que sa hauteur fort modeste suggère une assurance tout risque, au cas où nous aurions craint, quelquefois, d’être susceptible sans l’avoir choisi d’en choir. Nouveau sens de la gravité, conflits d’espace et de temps exacerbés, faux mouvements générés par un ressaut extrême ou une perte de sensibilité obligent.
À faible altitude, tapis volant immobile mais ô combien dépaysant, le divan ouvre sans grand effort (et à un coût raisonnable) sur des perspectives et des points de vue inouïs et inédits, que l’on pensait autrefois imprenables/inexpugnables.
Quoique la nostalgie et la tentation puissent être chez l’analyste, certaines semaines, extrêmement intenses, au point qu’il en vienne à rêver de vous (re)prendre cette place inestimable, et de s’offrir pour lui-même comme on dit une nouvelle tranche, il évitera en général de l’acter sous votre nez et de vous déloger/détrôner. Plus encore, il rechignera pour diverses raisons – toujours « narcissiques-identitaires » – à vous laisser instantanément changer de place et échanger de rôles ! Sauf si, féru de Ferenczi, il prône l’analyse mutuelle et réciproque… et vous fait alors le récit de son emprisonnement dans son cabinet de travail. Par contre, le dit analyste, impatient, las ou temporairement déprimé, pourrait abréger votre cure, si au bout de quelques années vos pénibles ruminations, morigénations et ratiocinations lui semblaient définitivement hors d’atteinte : à la fois du fameux « processus », supposé quasi-automatique, et de ses brillantes interprétations et constructions. Vous n’êtes définitivement pas assorti à son divan. Il est temps de se lever et de se séparer.
Le tapis recouvrant le divan de Freud à Londres est incontestablement persan, mais ce lecteur de William et Henry James n’avait-il pas retenu la leçon du second (maître du roman), que le premier (fondateur de la psychologie comportementale américaine) s’évertuait à dénigrer : il est des impossibilités de représentation, pour tout un chacun, même et surtout si ça crève les yeux, des points aveugles, représentations de l’absence de représentation, que l’on ne peut lever qu’avec et au travers de la « vision » d’un autre. La nouvelle L’image dans le tapis, en est l’illustration paradigmatique, qui nous montre que le secret dans certains secrets c’est qu’il n’y en a pas, tout comme deux autres nouvelles Le tour d’écrou, et La bête dans la jungle confirment que les secrets des énigmes s’ils ne sont pas levés par le dévoilement du désir peuvent confiner à l’inhibition et au délire.
Recroquevillés nous étions… lovés, avant que d’être expulsés, abandonnés puis étendus sur un premier divan (le plateau d’une balance) et de pousser un premier cri. Nous avions donc déjà connu cette plongée dans un monde sans repère. Notre colonne vertébrale a ensuite retrouvé des appuis dans des bras qui aimaient à nous encorbeller, et un bain sensoriel multimodal chaleureux a reconstitué notre amnios. On nous a bercés, câlinés, choyés. Le divan ne nous ramènera pas dans cet arrière-pays, hélas ou heureusement (pour Winnicott seuls les psychotiques prennent leur divan pour le ventre maternel) ; il nous en donnera un arrière-goût, ouvrant un film de reminiscences qu’il appartiendra à chacun de débobiner/rembobiner… à moins que ce ne soit plus volontiers qu’un avant-goût de la suite, de nos pérégrinations ultérieures et ultimes.
Freud, quant à lui, s’accordait-il des moments… en tête-à-dos ou dos-à-tête avec lui-même ? Des rêveries – flâneries, des présences/absences, sur son divan, en solitaire, entre deux patients/patientes ? En a-t-il autant profité que nous, de ce merveilleux voire miraculeux procédé, qui révèle à qui en est curieux l’immense potentialité associative de notre propre esprit, si limité et borné soit-il quand il se dresse sur ses ergots fier comme un coq… ailleurs que dans son fumier habituel ? Ou serait-il le seul analyste à ne s’être jamais allongé ?
Notes
- Sigmund Freud « Citation posthume ». 22 août 1938. In Freud S., Résultats, Idées, Problèmes, t. II, 1921-1938, PUF, 1985, p. 288.
- Vallet Odon, Chroniques du village planétaire, Edition Desclee de Brouwer, 2012.*P=mg : Poids = masse x intensité de la pesanteur