Je me souviens que les patients venaient à notre cabinet trois fois par semaine.
Je me souviens qu’ils s’allongeaient sur notre divan, tout près de nous.
Je me souviens qu’on se serrait la main.
Je me souviens qu’on se faisait la bise, à tout bout de champ, même des gens qu’on voyait pour la première fois.
Je me souviens qu’on faisait la queue, très proches les uns contre les autres pour aller au cinéma.
Je me souviens qu’on était serrés dans le métro.
Je me souviens qu’on se bousculait pour entrer dans une salle de spectacle.
Je me souviens qu’au cinéma on était assis avec une personne à notre droite, une personne à notre gauche, une devant, une derrière.
Je me souviens qu’au restaurant on se partageait les plats, on échangeait nos assiettes.
Je me souviens que personne ne portait un masque.
Je me souviens qu’on prenait un avion pour un oui ou un non.
Je me souviens qu’on partait tout le temps en week-end dans les capitales européennes.
Je me souviens qu’on faisait souvent de grands voyages, que le monde entier nous paraissait accessible.
Je me souviens des colloques internationaux qui réunissaient des centaines de personnes venues en avion du monde entier, parfois pour faire une intervention de vingt minutes.
Je me souviens qu’on faisait de grandes fêtes de cinquante personnes, dans de petits appartements.
Je me souviens qu’on ne savait pas ce qu’était la « distanciation sociale ».
Je me souviens qu’on n’utilisait pas les mots « présentiel » et « distanciel ».
Je me souviens qu’on entrait à plusieurs dans l’ascenseur.
Je me souviens que nous allions à des enterrements de proches ou de collègues, qu’on était très nombreux et qu’après on allait boire un verre.
Je me souviens qu’on ne regardait pas avec méfiance les gens qu’on croisait sur le trottoir et qu’on ne faisait pas trois pas de travers pour les éviter.
Je me souviens qu’on pouvait mettre des bijoux et des rouges à lèvres.
Je me souviens qu’on ne devait pas faire sans arrêt attention à tout.
Je me souviens qu’on ne se méfiait pas des boutons de l’ascenseur et des poignées de porte.
Je me souviens qu’on n’était pas obligés d’enlever ses chaussures en rentrant.
Je me souviens que nos mains n’étaient pas des ennemis redoutables.
Éditorial