Entre 1965 à 1994, année de sa mort à 54 ans, l’artiste italien Alighiero Boetti pratique toutes sortes de jeux qu’il invente et qui inaugurent bien des démarches artistiques qui s’en inspirent par la suite. Cette rétrospective parisienne, de qualité muséale comme on dit, est la seconde d’un trio organisé par la galerie Tornabuoni Art, précédée par Londres, et suivie par une exposition monumentale à la Biennale de Venise en mai 2017.
L’artiste est proche de l’Arte Povera, qui prend naissance dans sa ville natale de Turin, au tournant des années 1960, et qui est un des courants les plus innovants de l’histoire de l’art d’après-guerre. Mais Alighiero Boetti s’en détache peu à peu, pour finalement occuper une place tout à fait personnelle sur la scène artistique internationale contemporaine. Son œuvre est complexe et très diverse. D’une salle à l’autre, on voit des œuvres esthétiquement très différentes. L’artiste utilise toutes sortes de supports et matériaux, bien que Boetti a toujours revendiqué être un peintre. Il explore des pratiques multiples, qui seront repris par bien des artistes après lui, ce qui fait que cette exposition parisienne permet de revisiter tout un pan de l’art du 20e siècle.
Mais c’est surtout une œuvre extraordinairement ludique. Alighiero Boetti joue avec tout, sur un mode en même temps poétique et très conceptuel. Il joue avec l’identité, au point qu’il va ajouter un « e » entre son prénom et son nom de famille, Alighiero e Boetti, pour rendre compte du fait que l’identité n’est jamais unique et que l’œuvre n’est jamais complètement personnelle.
L’artiste invente des règles de jeu, qui tendant à évacuer la subjectivité et le sens au profit du hasard et de l’aléatoire. « Je suis un créateur de règles. Et puis une fois ces règles créées, ces jeux, ces mécanismes, je peux y jouer ou faire jouer les autres ». Le résultat est surprenant.
Un jour, voulant s’éloigner des matériaux trop nombreux très prisés par l’Arte Povera (« c’était devenu une affaire de droguiste »), il a quitté son atelier et a tout redémarré avec un papier et un crayon. Il a réalisé d’immenses feuilles quadrillées entièrement et minutieusement recouvertes de stylo bille, selon un système qui lui permet de développer des processus conceptuels visuels, à partir de la décomposition de la réalité en éléments, formes géométriques, lettres, mots, chiffres, nombres, phrases, codes, dates, redistribués selon des règles précises qu’il a énoncées lui-même. On retrouvera ces éléments sur les très belles œuvres de textile, broderies-tapis-tableaux, les Mappa (planisphères brodés), réalisés selon un artisanat ancestral, dont l’originalité réside en ce qu’il les a fait réaliser par des femmes afghanes, pays qu’il adore, afin d’effacer la subjectivité de l’artiste au profit d’une collaboration collective. C’est l’artiste qui choisit les motifs, mais les brodeuses choisissent les couleurs. « Pour moi, le travail de la Mappa brodée est l’idéal de la beauté. Pour ce travail, je n’ai rien fait, rien choisi, en ce sens que : Le monde est fait comme il est, non pas comme je l’ai conçu (…) ; lorsque l’idée de base, le concept, émerge, tout le reste ne nécessite pas de choix ».
C’est une belle définition de l’art conceptuel. Une fois défini le concept, tout le reste en découle, naturellement, selon des lois qui pourraient être celles de la croissance organique, loin, très loin, des démarches narcissiques hypersubjectives de certains artistes contemporains.
Comme quoi – et l’œuvre d’Alighiero Boetti en témoigne – l’art conceptuel n’est pas qu’une démarche intellectuelle, mais peut donner lieu à l’appréhension poétique de la réalité.