Cher René,
Je m’adresse à toi aujourd’hui comme nous l’avons fait, mutuellement, dans notre livre sur « La naissance de l’objet » dans lequel chacun de nous répondait à l’autre à propos de chacun des chapitres que nous nous étions envoyés : chacun 4 chapitres, chacun 4 réponses. La forme même de cet ouvrage faisait ainsi écho à son contenu, soit un « entre-jeu » pour parler de la naissance de l’objet au regard de l’intersubjectivité et de la subjectivation, c’est-à-dire – pour reprendre ta propre formulation – une « pénétration agie » de notre thème de travail au sein même de notre créativité éditoriale. Ce fut un réel plaisir que de jouer ainsi, ensemble, avec nos idées, et j’en garde encore aujourd’hui une indéniable nostalgie… Tu incarnes pour moi une grande liberté de penser, une immense culture, et une lecture heuristique de S. Freud qui ne peut faire que des jaloux, si ce n’est des envieux …
Myriam David disait que les bébés déprimés ne jouent pas, et que même, parfois, ils cassent leurs jouets : jouer avec ses idées est donc le contraire même de la dépression ou en tout cas, l’antidote par excellence de la dépression, mais s’il y a quelqu’un qui joue sans cesse avec ses idées, c’est bien toi ! Dans le cadre de ces quelques lignes, je n’ai bien sûr pas l’intention de résumer telle ou telle de tes positions car je voudrais surtout faire savoir tout ce que ta fréquentation a ouvert en moi de pistes de réflexion à propos du développement des bébés et de la cure de l’enfant, alors même que tu n’es pas un clinicien du bébé et de l’enfant au sens strict du terme, et témoigner également de tout ce que ta démarche apporte à ceux qui veulent s’occuper des bébés et des jeunes enfants tout en restant psychanalystes.
Je ne sais plus très bien où et quand je t’ai rencontré pour la première fois, mais je me souviens des nombreuses circonstances où nous nous sommes croisés en Amérique du sud (nos circuits y étaient souvent inversés, comme en miroir et nous parlions tango, musique, et jeans…), je me souviens de Gordes (où tu étais venu dans notre maison avec Christine et Alexandre et où nous avons parlé, beaucoup parlé, de toi et de moi bien sûr, mais aussi de notre livre futur… sur la naissance de l’objet), je me souviens enfin de tous les colloques où nous sommes intervenus de concert et des jurys divers et variés où nous avons siégé ensemble. Quoi qu’il en soit, c’est évidemment la question de la naissance de l’objet qui nous a principalement rapprochés et qui a donné naissance à notre ouvrage commun sur ce thème (B. Golse et Roussillon, La naissance de l’objet (une co-construction entre le futur sujet et ses objets à venir), P.U.F., Coll. « Le fil rouge », Paris, 2010). Ce travail en commun nous a permis de nous rejoindre par des voies différentes sur des problématiques aussi centrales que l’intersubjectivité, le rôle de l’objet lui-même, la question d’un premier objet (objet-autre-sujet comme tu aimes à le dire) dont la nature spéculaire lui permet à la fois de ressembler suffisamment au futur sujet tout en s’en démarquant quelque peu), la place centrale enfin de la communication préverbale, du langage du corps et de l’acte qui importent autant au psychanalyste d’adultes et d’adolescents que tu es, qu’au psychanalyste de bébés et de très jeunes enfants que je suis.
C’est aussi grâce à toi que j’ai été amené à réfléchir à la question de savoir si les bébés savent ou non jouer, et sur la structure subtile de leurs différents jeux (autosubjectifs, intersubjectifs et intrasubjectifs). J’aimerais dire encore à quel point ton intérêt pour l’approche piklerienne du développement précoce a pu me toucher quand j’en ai pris conscience et quand j’ai compris que pour toi, l’activité libre spontanée des bébés est bel et bien « la première forme d’association libre et la préforme des processus de symbolisation ».
Finalement, tu m’as aidé, et je t’en remercie du fond du cœur, à assumer clairement et fermement la position selon laquelle la psychanalyse de l’enfant et la psychanalyse de l’adulte représentent, en dernier ressort, les deux faces d’un même combat, d’un combat pour la liberté et la dignité du sujet. Il n’y a donc pas d’un côté la psychanalyse des adultes et de l’autre, la psychanalyse des enfants. Ce qui nous passionne toi et moi, me semble-t-il, c’est la mise en perspective dialectique de ces deux praxis, afin de pouvoir réfléchir sur « l’écart et l’entre » au sens où l’entend actuellement un auteur comme F. Jullien (F. Jullien, L’écart et l’entre – Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Editions Galilée, Coll. « Débats », 2012).
Pour conclure, et en pensant à toi, je dirai que grâce à toi, un psychanalyste d’adultes est venu se pencher sur ce que la psychanalyse exclusive d’adultes refuse encore trop souvent, à savoir le bébé réel (versus le bébé vrai), pour en faire, enfin, une interface féconde et déclivante. Pour tout cela, merci René, vraiment un grand merci !