Kupka. Pionnier de l’abstraction, Grand Palais, Jusqu’au 30 juillet 2018
Des trois K. (Klee, Kandinski, Kupka, auxquels il faut rajouter les deux M., Mondrian et Malevitch), que l’on considère comme les peintres qui ont inventé l’abstraction, c’est peut-être Kupka le moins connu. Et pourtant c’est à lui que revient la priorité, avec l’exposition au Salon d’Automne de 1912, de Amorfa, fugue à deux couleurs, qui est dans l’histoire de l’art le premier tableau abstrait à être exposé. La remarquable rétrospective du Grand Palais donne à Kupka la place et l’importance qu’on ne lui avait pas réellement reconnues, du fait peut-être de son caractère farouche, mélancolique et solitaire.
Dès la première salle, on entre dans l’univers de Kupka et ses recherches formelles avec Madame Kupka dans les verticales, d’où jaillit un mouvement vibratoire, quasi hypnotisant. Une femme surgit d’un ensemble de verticales très colorées, ou peut-être s’y dissout-elle. Certains tableaux de Kupka, produisent cet effet. Vus de loin, attirant et troublant le regard, ils semblent réellement vibrer, comme les œuvres des Aborigènes.
Tout le parcours de Kupka, remarquablement déployé dans la rétrospective du Grand Palais, correspond à une quête spirituelle vers un sentiment lyrique fusionnel avec le foisonnement énergétique du monde, qui pourrait évoquer le sentiment océanique de Freud, sachant que la découverte de la psychanalyse est contemporaine des recherches de Kupka.
C’est un artiste d’une grande complexité, qui ne cesse d’explorer des voies multiples. Dans son livre, La création dans les arts plastiques, livre majeur pour la compréhension de l’abstraction, Kupka définit ce qu’est pour lui la peinture, qui « nous donne à déchiffrer une pensée spéculative qui se traduit par une combinaison d’éléments plastiques ou chromatiques ». Il cherche donc à combiner spiritualité et science, pensée philosophique et recherches formelles, en ayant recours à toutes les perceptions, et les correspondances synesthésiques. Pour Kupka, « l’organe de la vue n’est pas seule en cause. La réalisation d’une œuvre plastique requiert la collaboration de tous les organes des sens. (…). Le public a certainement besoin d’ajouter à l’action du nerf optique celles du nerf olfactif, du nerf acoustique et du nerf sensitif ». C’est une nouvelle conception de la perception visuelle, qui prend comme point de départ ses sensations, et non plus le monde extérieur.
Prenons La Gamme Jaune. On y voit un personnage étrange, un peu inquiétant qui serait un autoportrait, mais pour certains, ce serait un portrait de Baudelaire, que Kupka admirait beaucoup. Mais le vrai sujet du tableau, c’est le jaune. Chez Kupka, la forme sert à autre chose qu’à représenter la figure humaine. Ce que cherche Kupka, c’est de donner à voir un monde autre, au-delà de ce qui est perceptible. Comment représenter le mouvement, les résonances et les vibrations ? Kupka est le peintre de la pulsation du monde. C’est tout un travail sur la couleur, l’espace, la géométrie, le rythme et les formes. Ces plans, rythmes et enroulements spiralés évoquent la description de Geneviève Haag des premières formes de la pensée.
Si Klee a dit que l’art rend visible ce qui est invisible, Kupka va plus loin : il rend visible du jamais vu. Face à certains tableaux, on se dit : « C’est incroyable ! ». On voit des formes complètement inédites, on voit ou on entre-voit des espaces jamais vus, comme dans certains rêves. Et c’est, en effet, une question de croyance pour Kupka, qui était médium dans sa jeunesse, puis nourri de la pensée théosophique (tout comme Mondrian), très en vogue à cette époque. Il faut quitter la « tradition mimétique », dit-il, car elle trahit la nature et la vision. L’art n’a pas à être réaliste. « Je ne peins pas des arbres, mais des conceptions, des synthèses, des accords ». Il y a du cosmique ou du pré-natal dans ces œuvres. Kupka était très intéressé par les sciences, l’astronomie, l’embryologie, les nouvelles techniques comme la radiologie.
Passant par le symbolisme, le surréalisme, le cubisme, finalement Kupka ne s’inscrit dans aucun courant ou groupe, résolument singulier, ce qui lui fait dire à la fin de sa vie qu’il a crée son œuvre, à partir de facteurs et d’éléments, « dans une grande solitude ». N’est-ce pas le destin de celui qui voit ce que les autres ne voient pas d’être dans une grande solitude ?
Néanmoins, comme le dit Freud, ce « jamais vu » correspond à du déjà-vu, même du familier. En effet, on est un peu surpris d’apprendre que derrière Amorfa, il y a La Petite Fille au Ballon, qui représente Andrée, la fille d’Eugénie Straub, future femme de Kupka, posant nue dans le jardin de leur villa à Puteaux, mitoyen de l’atelier de Duchamp-Villon. Le motif traditionnel du nu féminin est donc à l’origine de ce trajet qui va du figuratif à l’abstrait, à travers toute une série de transformations et de recherches dont l’exposition rend compte magnifiquement.