Le manteau cloacal : hypothèses psychodynamiques concernant l’incurie des sujets SDF
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Le manteau cloacal : hypothèses psychodynamiques concernant l’incurie des sujets SDF

Résumé : La pratique clinique avec les sujets SDF confronte à un phénomène tout à fait particulier : l’incurie. Malgré les ressources matérielles offertes aux individus pour subvenir à leur hygiène, on constate un véritable « lâcher prise » relatif aux soins personnels et ce, à un point gravissime. Très vite, l’errant s’enveloppe dans des odeurs, dans des substances corporelles. C’est un « manteau cloacal » qui recouvre le corps, et impacte les relations. Par une confrontation de données psychiatriques, psycho-dynamiques et anthropologiques, l’auteur propose de considérer cette « seconde peau » comme une défense servant à pallier les trous de l’enveloppe psychique, esquissant un territoire subjectif, mais également rétablissant une forme de communication archaïque avec l’objet.

Mots clefs : SDF, errance, sensorialité, incurie, syndrome de Diogène.

Summary : The cloacal coat : Psychodynamic assumptions concerning the carelessness of the homeless. The clinical practice with the homeless confronts with a completely particular phenomenon : carelessness. In spite of the material resources offered to the individuals to provide for their hygiene, we can observe an absence of personnel care and this, at an extremely serious point. Very quickly, he wraps itself in odors and body substances. It is a « cloacal coat » which recovers the body, and impacts the relations. By a confrontation of psychiatric, psychodynamic and anthropological data, the author proposes to regard this « second skin » as a defense being used to mitigate the holes of the psychic envelope, outlining a subjective territory, but also restoring a form of communication.

Key-words : SDF, wandering, sensoriality, carelessness, syndrome of Diogene.

 

L’incurie, « part maudite » de l’errance

Parmi les multiples questions étiologiques, pratiques voire sociologiques, qu’entraîne la pratique clinique avec les sujets sans domicile fixe, l’une d’elles mérite que l’on s’y arrête de plus près tant elle soulève des enjeux essentiels : c’est le problème de l’incurie des sujets SDF.Il peut sembler étrange de questionner un fait qui, a priori, semble s’expliquer par la précarité des ressources. Après tout, sans logement, comment se laver ? Or, la très grande majorité des accueils de jours et des hébergements d’urgence fréquentés par les sujets SDF possèdent douche, machine à laver ou des stocks importants de vêtements de rechange. Subvenir à son hygiène, soigner son corps et son « enveloppe vestimentaire » est loin d’être impossible lorsque l’on est SDF, c’est même quelque chose pour lequel en général se battent les travailleurs sociaux. Et pourtant, force est de constater que, dans la rue, l’hygiène est un problème : en tant que  professionnel du champ social ou du champ psychique, lorsque l’on se rend vers ces personnes, nous sommes immédiatement assaillis par des odeurs violentes, effractantes, des odeurs qui imprègnent les vêtements des heures après la rencontre. On sert des mains poisseuses, on manipule des corps baignant dans l’urine ou dans les excréments. C’est l’incurie.« L'incurie » peut se définir comme un défaut de soin, comme une négligence portée aux règles élémentaires de l'hygiène. Étymologiquement, il s'agit de l'in-curia, du non-soin. Bref, l’incurie est en première apparence, un désinvestissement du corps, un « lâcher prise » sur les règles élémentaires d’hygiène et de présentation de soi. Et pourtant, dans la pratique avec les sujets SDF, l’analyse suggère que ce phénomène est plus complexe (O. Douville, 2004). L’incurie est ici une « part maudite » inconfortable, qui trouble la relation transférentielle. C’est un symptôme, qui sert aux travailleurs sociaux d’indicateur quant au degré de « chronicisation », de « clochardisation » de l’individu pour reprendre les termes de P. Declerck (2001). Pour le sujet c’est une défense, certainement, mais peut-être est-ce une certaine forme de communication.

Sur le « syndrome de Diogène »

C’est peut-être pour tenter de mettre des mots sur cette « part maudite » de l’errance que l’on a beaucoup parlé ces dernières années du syndrome dit « de Diogène ». Originellement décrit par A. Clark et G. D. Mankikar (1975) dans la clinique du vieillissement, ce syndrome fait référence à une accumulation d’objets hétéroclites, doublée d’une grande négligence corporelle. Les sujets entassent ainsi chez eux, et ce jusqu’à rendre leur propre logement inhabitable, boîtes de conserves vides, pots de yaourt ou paquets de cigarettes. Parfois sont associés les symptômes de rejet du monde extérieur, déni de la réalité, refus d’aide et absence de honte (A. Roubini et al, 2002). Ce sont des manifestations qui tendent à être jugées comme transnosographiques, bien que la plupart du temps rattachées à la psychose.
C. Védie (2006) décrit alors des soignants confrontés à ces phénomènes qui, pleins de bonne volonté, décident de remonter leurs manches et de nettoyer l’appartement de ces personnes. Il est alors troublant de constater que ce ménage génère chez le sujet une angoisse absolument effroyable, équivalent à une  intrusion, à un écorchage. C. Walter (2006) en conclut qu’il s’agit là d’un mécanisme de défense contre l’angoisse, l’entassement procurant un sentiment de sécurité pour un patient fragilisé : ces espaces d’entassement deviennent des prothèses du moi, des écorces qui suppléent à l’insécurité de lien primaire et empêchent l’éclosion psychotique.
Petit détour : Diogène était un philosophe grec, de l’école des cyniques (4e siècle avant J.-C.), et devait être un personnage tout aussi fascinant qu’agaçant. L’histoire raconte que Diogène vivait dans un tonneau afin de réduire ses besoins au minimum et de s’affranchir de l’autre, de la dépendance aux autres. Il bousculait les conventions sociales, mangeait, urinait, déféquait, assouvissait ses désirs sexuels sur la place publique. Il niait l’espace privé, l’espace intime. On l’appelait « Diogène le chien » tant ses agissements tendaient vers l’animalité. On rapporte aussi cette anecdote où Diogène déambule dans la rue, une lanterne à la main, clamant à ceux qu’il rencontre, « je cherche un homme ».
Si la comparaison entre l’errance et Diogène est loin d’être parfaitement légitime, on ne peut ignorer quelque chose de « diogénique » dans l’étalement de l’intime sur la rue, dans l’envahissement de la sensorialité et cette tendance à la « pulsion à l’air libre » (Mathieu F, Bussac-Garat M-H, Duez B., 2010). On ne peut nier la présence de ces phénomènes, et encore moins ce qu’ils font vivre aux professionnels qui s’aventurent en ces étranges territoires. Freud (1929) soulignait que toute espèce de « saleté » nous semble incompatible avec la culture et que de fait, le surgissement de l’odeur d’autrui est vécu comme une attaque. L’aire sensorielle de l’errance agresse, envahit. On est dans ce que B. Duez (2004) nomme la clinique de l’obscène. Les odeurs (lorsqu’il ne s’agit pas de substances) d’urine et de fèces imprègnent nos vêtements et l’on ramène cette part de l’autre chez nous, non sans honte. C’est une sensorialité
effractante, intrusive, qui repousse, qui met à distance, qui sert des modalités d’évitement, mais qui communique aussi quelque chose d’un mal-être, d’un mal dans l’être et il est difficile de dire si l’incurie renvoie à une position subjective ou fait symptôme du « hors lien social ».
Entre professionnels, on tente de s’exprimer – parfois avec un sentiment de clandestinité – sur les mouvements que ces sujets nous font vivre, sur le dégoût que l’on ressent. Mais il est toujours très difficile de décoller de la perception et de l’affect vers des réflexions plus élaborées, plus secondarisées.

Une clinique de la sensation

Dans le cadre d’un travail doctoral, j’ai exploré ces questions en intervenant comme psychologue au sein d’une équipe mobile psychiatrie-précarité ainsi que dans un dispositif « veille sociale mobile » dont l’objectif est de se rendre vers les individus les plus désocialisés pour répondre aux besoins primaires (couvertures, nourriture, boissons chaudes et si la personne accepte, accompagnement vers un foyer d’hébergement) mais aussi de tenter de maintenir le lien social et orienter vers des solutions d’hébergement. Les travailleurs sociaux, médecins et infirmiers qui composent ces équipes vont à la rencontre des personnes sans domicile fixe, notamment vers ceux qui ont des difficultés à se rendre seuls dans les structures susceptibles de les aider, afin de construire un « premier lien » dans la rue, qui pourra servir de support, plus tard, à des accompagnements plus spécifiques dans des démarches sociales. En tant que psychologue, il est difficile de trouver une place dans cet univers. Ces heures passées en camion dans les embouteillages et l’exploration des parties de la ville qui d’ordinaire ne s’offrent pas au regard  ont de quoi susciter une espèce de vertige, une désorientation, voire une saturation. Ces conditions ne sont pas propices à l’épanouissement de la « rêverie » du clinicien, mais ce sont des contraintes de travail réelles avec lesquelles il faut composer 1. D’une certaine façon, la possibilité même de la rencontre est déjà « encombrée » par tout un tas d’éléments. Quelques séquences cliniques vont venir illustrer cet « encombrement ».
C’est pendant l’une de ces maraudes que j’ai rencontré Mohammed. Mohammed a une quarantaine d'année, il est connu depuis un moment par ce service, mais personne n'a vraiment d'informations sur lui. Je le rencontre sur son lieu de vie, sous un pont, un peu par hasard puisqu'à vrai dire, nous cherchions quelqu'un d'autre. Il est seul, assis sur le quai, une écharpe encercle sa mâchoire. On le salue, il nous répond par des bruits, la bouche fermée. On lui demande où il dort, il nous emmène vers une petite excavation derrière une grille, dans un renfoncement sous le pont. C'est un endroit humide, petit, rempli d'objets qu'il a dû ramasser çà et là. J'ai l'impression de pénétrer une intériorité, dans un ventre, dans un espace fait pour contenir quelque chose.
On essaye de communiquer, on lui demande s'il a besoin de quelque chose, s'il souhaite dormir dans un foyer cette nuit. Mais il fait froid, le vent s'engouffre dans les grilles en émettant une sorte de sifflement strident tandis que l'eau s'agite à pleine puissance si bien que je peine d'ailleurs à entendre ma propre voix. Après avoir émis quelques sons, que nous ne comprendrons pas, Mohammed se referme, s'assoit dans cette excavation et nous fait signe de partir.
Dans cette brève séquence, les propriétés sensorielles de l'espace mettent en échec la fonction « d'auto-information » : on ne s'entend plus. Le circuit qui informe la psyché des éprouvés internes est flouté par le vertige sensoriel qu'induit l'environnement. De même, les places publiques, les gares ou les centres commerciaux, si fréquemment choisis par les sujets en errance psychique, ont cette tendance à saturer les récepteurs sensoriels par un flot d'images ininterrompu, un bruit constant, un mouvement qui sans doute doit parfois mimer une forme de bercement. Qui plus est, ce sont des zones de fort transit, des carrefours de contacts éphémères. Les sensations obturent le champ de la conscience, enfouissent les éprouvés. On ne s’entend plus parler, on ne s’entend plus penser… on ne s’entend plus souffrir.
Suite à un signalement 115, on rencontre Monsieur O'Connell devant une église très fréquentée. Il est enfoui sous un épais manteau, la tête recouvert par un gros bonnet. Il est assis sur une grosse valise. On se présente, et tout de suite il répond avec un accent anglais : « je me suis fait dessus, j'ai fait caca… qu'est-ce que je pue ! ». Effectivement, il sent terriblement mauvais, et il m'est très difficile de m'approcher sans être pris de haut le cœur. Il recommence, « j'ai fait caca… caca caca caca ! Je retiens rien ». Il remue ses fesses solidement ancrées sur sa valise, et je ne sais trop si son visage exprime dégoût ou
satisfaction. L'éducateur essaye d'engager la discussion. Monsieur O'Connell continue sa litanie en remuant sur sa valise, puis, au bout d'un moment, il commence à parler (de manière un peu confuse) de ses problèmes cardiaques, de son diabète, et il nous montre ses cicatrices au genou. On lui demande d'où lui vient cet accent, Monsieur O'Connell dit avoir vécu dans une ferme en Angleterre, avec un chien, une femme… puis il fond en larmes. Une immense détresse semble le saisir, le submerger. Soudain il s'arrête, « je peux faire caca entre deux voitures, j'ai pas honte ».
L’évocation de quelques fragments d’histoire s’accompagne ici d'une détresse intolérable aussitôt enfouie dans un bain de sensation. Cet état d'anesthésie s'installe par un recours aux sensations auto-générées court-circuitant les formations secondaires ainsi que les éprouvés de détresse et de honte. La honte est un affect qui touche précisément au sentiment de l’existence (S. Tisseron, 1992, C. Janin, 2007). Avoir honte, c’est d’une certaine façon se sentir exister devant autrui. Peut-être ici s’agit-il de recouvrir justement le regard de l’autre et le lien social. Enfin, Jacques. Sa situation est un peu différente. Comme pour la plupart des sujets SDF, on ne connaît pas son histoire, hormis quelques « repères ». On parvient à comprendre que son enfance fut difficile. Apparemment, le décès de sa mère a précipité Jacques dans une trajectoire d’errance : « J’ai toujours été dehors, bringbalé d'un endroit à un autre ». On a l’habitude de le rencontrer dans un centre commercial, sur un banc, dans l’endroit le plus fréquenté. C’est son « spot », toujours fidèle au poste, il nous attend. L’incurie de Jacques est très importante : recouvert de plusieurs blousons et d’un bonnet, malgré des temps de très forte chaleur, et d’un pantalon
souvent imprégnée d’urine, il dégage une odeur très âcre sur plusieurs mètres. Au point que, fatalement, les passants s’offusquent de l’odeur, bruyamment parfois, insultant souvent. Jacques est au milieu, il entend très bien les émotions qu’il suscite autour de lui, mais toujours, il vient au même endroit, comme s’il infligeait aux autres sa présence, son existence. Je sens donc je suis.
Fréquemment, l’incurie fonctionne comme un manteau, apaisant certainement. Une « seconde peau » (E. Bick, 1967) qui protège le sujet d’une forme d’effondrement, mais qui également, impacte l’objet, le sollicite, le force. C’est un « partage forcé » de la sphère sensorielle. L’expérience clinique tend ainsi à montrer que ces sujets sont recouverts d’un « manteau psychique ». C’est un manteau chaud, qui protège du « froid psychique », du « froid de l’objet » qui sans cesse ignore – lorsque les passants feignent de ne pas voir les individus faisant la manche par exemple – un manteau fait de doublures épaisses, avec des poches, pourquoi pas, pour conserver des choses précieuses. Il faut se recouvrir d’enveloppes artificielles, d’enveloppes faites de sensations et de substances sensorielles, pour se protéger, pour se tenir chaud, pour pallier aux défauts des enveloppes psychiques, aux trous du Moi-peau (D. Anzieu, 1985). Un peu comme Gene Hackman dans le film L’Épouvantail (J. Schatzberg ; 1973), recouvert de vêtements, de plusieurs pantalons, de plusieurs pulls. C’est un manteau « cloacal » (F. Mathieu, 2011).

Un manteau cloacal

Communément, le terme « cloaque » renvoie au moins à deux choses : la première, c’est l’ouverture postérieure qui sert de seul orifice pour les voies intestinales, urinaires et génitales, chez certaines espèces animales tels les oiseaux, reptiles et les amphibiens. Chez l’homme, le cloaque existe aussi, mais seulement durant l’évolution embryonnaire. La seconde acception de ce terme, c’est la Cloaca Maxima, la plus grande des bouches du système d’égout mis en place dans l’Empire Romain.
En psychanalyse, ce terme a reçu un traitement tout particulier dans son articulation entre l’analité et le sexuel. Il faut rappeler que dans la théorie du développement psychique de Freud, analité et génitalité ne sont pas différenciées dans un premier temps, et c’est cette étape qui fait le lit du sentiment de honte (Freud, 1905). Le cloaque serait un vestige d’une époque précédant la culture, précédant l’hominisation, précédant la mise à l’écart des odeurs et de la souillure. Cette hypothèse réapparaîtra lorsqu’il évoquera le processus « d’hominisation », de « verticalisation » de l’être humain, notamment par le passage à l’arrière-plan des stimuli olfactifs lors de l’éloignement de la tête hors de la terre. L’incitation à la propreté découle de la mise à l’écart des excréments, devenus désagréables à la perception sensorielle dans la sphère culturelle (Freud, 1929). Or, dans l’errance, lorsque les liens de réciprocités sont rompus du fait de l’exclusion (J. Maisondieu, 1997), lorsque le sujet est pris dans des processus de « désaffiliation » (R. Castel, 1995), alors ce « reste de terre », habituellement enfoui, émerge alors brutalement au sein du Moi et il donne une coloration particulière aux mécanismes défensifs.
Le manteau cloacal a (au moins) trois objectifs :

1- Le premier objectif est défensif.
Le manteau cloacal est au service d’un système « d’économie de pensée » (Pitici C, Mathieu F, Charreton G., 2010). Depuis les recherches réalisées à Lyon par l’ORSPERE (J. Furtos, 2004, 2008), il est devenu courant d'associer aux situations de précarité et d'errance, une forme « d’anesthésie » de la vie psychique. Face à l'extrême dénuement physique et psychique, le sujet se voit débordé par une immense détresse. Or, de par sa condition d'exclu, mais aussi de par les modalités d'attachement développées dans son histoire – et les travaux récents sur l’attachement des sujets SDF par A. Vinay (à paraître) montrent combien les trajectoires de vie de ces individus ont formé des patterns « évitants » voire « détachés » – l'errant se perçoit sans objet secourable. Faute de témoin, faute de partage, faute de résonance et de reflet chez l'autre de ses propres émotions (D.-W. Winnicott, 1971), l'excitation psychique devient un point de souffrance intolérable qu'il faut éconduire. On peut donc comprendre cette forme « d'anesthésie » face aux atteintes corporelles comme un mouvement « d'enfouissement » de la vie interne.
Bien souvent, les lieux de vie choisis par l'errant participent de cet enfouissement par la mise en échec de la fonction « d'auto-information » : le circuit qui informe la psyché de ses éprouvés internes est brouillé, notamment par le vertige sensoriel qu'induit l'environnement saturé de bruits, d'odeurs et de mouvements que sont les places publiques, les gares ou les centres commerciaux. De même, les longues marches que certains effectuent, parfois entre plusieurs départements, ne sont pas sans évoquer les procédés auto-calmants (M. Fain, 1993, G. Swec, 1993), qui, par une activité motrice répétitive (marche, course, agitation…), permettent d’abaisser le niveau d’excitation interne. Sensations, motricité et environnement « hypersensoriel » fournissent ainsi une « écorce » apaisante et protectrice. Le manteau cloacal enfouit le sujet dans un système d’économie de pensée.

2- Le deuxième objectif du manteau cloacal est l’appropriation d’un territoire, voire, d’un « proto-habitat ».
Plusieurs auteurs n’ont pas manqué d’évoquer les difficultés qu’éprouvent les sujets SDF à habiter un logement. Et c’est pour cela que l’on évoque si souvent le syndrome de Diogène lorsque l’on parle de cette clinique. V. Colin (2002) a par exemple évoqué des situations de relogement où le sujet « clochardise » jusqu’à rendre inhabitable son appartement, et tout travailleur social témoignera des immenses difficultés qu’il éprouve pour aider une personne désocialisée à vivre sereinement un relogement. « Habiter » nous semble pourtant un acte simple, mais dans l’errance, il semble y avoir une urgence à ne pas habiter.
Qu’est-ce qu’habiter ? La racine latine du terme « habiter » est habere. En grec en revanche, il s’agit de μένω qui signifie également « durer », « persister dans le temps ». L’organisation du milieu domestique se réalise par les catégories du public et du privé, du dedans et du dehors, du clos et de l’ouvert (Bonte P., Izard M., 1991). L’habitation se constitue par des espaces privés qui protègent du regard (N. Leroux, 2008). On n’est « chez-soi » que si le lieu ne peut être celui d’autrui et l’intime existe lorsque l’on peut se dérober au regard des autres. Habiter, c’est s’approprier l’espace, et vivre sa demeure comme le prolongement de soi. Mais pour habiter un logement, il faut des compétences psychiques, il faut pouvoir s’habiter soi-même. Gaston Bachelard : « n’habite avec intensité que celui qui a su se blottir » (1957). Il est ainsi possible d’articuler la capacité de Holding de l’environnement à l’habiter (J.-L. Le Run, 2006), mais peut-être aussi de Handling (A.E. Aubert, 2007) : l’investissement du corps comme réalité matérielle est le premier habitat.
Le manteau cloacal restaure ce sentiment d’habitat. Le philosophe Michel Serres (2008) l’a très bien noté : celui qui crache dans la soupe se l’approprie. Par les odeurs on remplit les volumes, par les substances on recouvre les espaces, par les images (comme dans la prostitution ou la publicité) on s’approprie la vue. La propriété, le « propre », s’acquiert et se conserve par le sale. En dilatant sa sphère sensorielle, on délimite un territoire subjectif. On dessine un territoire où se lover, où se nicher. À défaut d’un autre habitat, l’espace investi par les sensations dessine un lieu à soi. C’est une façon de s’extirper de sa condition de « sans ».

3- Enfin, le troisième objectif, c’est la communication.
Le territoire est un espace de « biocommunication » (E.T. Hall, 1966) où l’odeur joue un rôle prédominant. Cette « bulle territoriale » constitue un système d’interrelations, d’inter-régulation des individus entre eux. Lorsque l’on se rend auprès de sujets vivants dans la rue, sous un pont ou dans une forêt, les sensations nous enveloppent, nous impactent, les images nous submergent, nous touchent, nous scandalisent, mais surtout, nous parlent. Ces matériaux sont des messages, des paroles, mais encore faut-il parvenir à les entendre. Le « partage forcé » de la sphère sensorielle tente d’extirper de l’objet ses fonctions de contenance (W.-R. Bion, 1962) et d’échoïsation des éprouvés. Car s’il existe des défenses « autosensuelles » (F. Tustin, 1992), la clinique des sujets SDF montre toute l’importance de la communication allosensuelle. L’ « allosensualité », c’est la projection d’éléments sensoriels vers l’objet. L’odeur, c’est une façon de parler. La sensorialité fonctionne comme un langage procédant par signes corporels s’exprimant à l'insu même du sujet. Si être vu ne suffit plus, l’appui sur la sensorialité permet de créer des liens que l’on ne peut refuser, auxquels on ne peut se soustraire. Ces flux sensitifs sont une façon d'exiger de l'interlocuteur un écho, une métabolisation, une « rêverie ». L’objectif de ces projections sensorielles est que le sujet puisse percevoir, à travers le sentir, la perception propre à l’objet.
Au final, le manteau cloacal est un mécanisme défensif qui englobe à la fois le sujet, enfouissant sa vie fantasmatique dans un bain de sensation ou de motricité autocalmante, et l’objet, pris dans des projections sensoriels, dans une allosensorialité qui tente de faire advenir ses capacités de contenance et d’échoïsation. Le manteau cloacal est une écorce, mais c’est aussi une parole. C’est une façon – sinon la seule – de survivre dans un univers humiliant,
destructeur, déshumanisant.

En guise de conclusion
Moon Palace, le roman de Paul Auster, raconte l'histoire de Marco Stanley Fogg, Marco pour Marco Polo ; Stanley pour Henry Morton Stanley ; Fogg pour Phileas Fogg, héros du roman Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne : une référence au voyage. Le voyage peut se traduire comme une
sortie de nos cadres quotidiens, comme un déplacement hors de nos habitudes, de nos repères, vers un autre (F. Michel, 2000). C'est un ensemble de séquences Séparation-coupure / initiation-isolement / réintégration-retour, plongeant le voyageur dans l’autre, dans l’inconnu, dans l’ailleurs, mais d’une manière contenue, sécurisée. Le voyage est avant tout une quête initiatique et relève du sacré (A. Van Gennep, 1909). Mais l’errance n’est pas le voyage, c’est même une impossibilité du voyage, du mouvement psychique, de la motilité pulsionnelle. C’est bien ce qu’expérimente le héros de Moon Palace, un jeune homme vivant seul avec son oncle Victor, jusqu’au décès de celui-ci. Marco s’accroche à son héritage, à ses caisses de livres qu’il lit jusqu’au dernier, à sa clarinette, à son costume… « Il m’est arrivé d’avoir l’impression que le costume me maintenait en forme, que si je ne le portais pas, mon corps s'éparpillerait. Il fonctionnait comme une membrane protectrice, une deuxième peau qui m’abritait des coups de l’existence »2.
Son désespoir mélancolique l’entraîne à s’isoler des   autres, à s’enfouir dans son appartement en accumulant dettes et problèmes, sans travailler, sans lever le moindre petit doigt pour les