Au cours du printemps 1931, Lou Andreas-Salomé écrivait à Sigmund Freud : « (..) il est si mince le voile transparent qui a été déployé sur l’œuvre d’art, dans le but de couvrir à la fois les conditions extrêmes qui lui ont permis de naître et le danger effroyable présent dans ce qu’avec tant d’aimable intérêt nous nommons l’“esthétique”. »1.
Pour souligner la force de son affirmation, la psychanalyste faisait ensuite référence à la définition que du Beau donne Rainer Maria Rilke dans la Première Elégie de Duino :
« Car le beau n’est que le commencement du terrible, ce que tout juste nous pouvons supporter et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne de nous détruire. »
Il est des œuvres d’art qui nous permettent de faire une expérience esthétique profonde, en nous confrontant au Beau en tant que commencement du Terrible, avec la certitude pourtant de pouvoir le supporter et l’admirer parce qu’il dédaigne de nous détruire. Le voile transparent que de telles œuvres déploient sur des violences extrêmes, par exemple, est à la fois mince et subtil. Et pourtant, il nous offre une protection indispensable pour parvenir à nous approcher de la réalité effrayante sous-jacente que l’artiste amène jusqu’à notre champ de vision. Il est probable que ce soit justement dans sa capacité de nous protéger, de rendre supportable l’insupportable et tolérable l’intolérable – sans l’occulter pour autant, de nous servir en somme de pare-excitation sans introduire avec une telle fonction le mensonge, que ce soit donc dans une telle capacité que se situe une partie du secret de l’importance d’un artiste et de son œuvre. Ni la violence spectacle, si fréquente dans un certain art contemporain, ni la tendance à embellir ce qui d’un point de vue éthique ne peut pas l’être, si commune dans les productions de certains artistes renommés. Il y a là un manque ou un excès, respectivement, d’élaboration. Or, en adoptant de telles positions extrêmes, la vérité se perd, comme les traces de la violence, dans l’oubli.
Je partirai tout d’abord dans ce qui suit – et dans le cadre de la réflexion collective que nous propose ce Colloque autour du thème « La création et ses environnements » – de l’hypothèse posée par Lou Andréas-Salomé sur les conditions extrêmes qui permettent à l’œuvre d’art de naître et du danger effroyable qui reste présent dans ce que nous nommons l’« esthétique ». La définition du Beau proposée par Rilke et la possibilité introduite par l’œuvre d’art de rendre supportable l’insupportable pourraient compléter une telle hypothèse en nous permettant, comme le présente l’argument du colloque, d’établir des liens étroits entre les parts archaïques de la psyché impliquées dans le processus de transformation qu’est la création et la tentative de symbolisation des expériences premières impensables et irreprésentables qui serait un de ses enjeux principaux. L’expression « conditions extrêmes » de naissance de l’œuvre d’art – quant à elle – ne nous impose pas de décider pour le moment si elle désigne l’intérieur ou l’extérieur.
Si nous nous centrons à présent sur la question « environnements » (au pluriel) du titre du Colloque, je vous propose de mettre l’accent sur ces éléments référentiels de base que sont le temps et l’espace au sens large.
Prenons le cas d’une photographie de presse célèbre, qui ne fut pas produite initialement comme œuvre d’art et dont la valeur esthétique – et non seulement historique et politique – a été soulignée pourtant par de nombreux critiques et historiens de l’art, comme Georges Didi-Huberman. Il s’agit de la Veillée funèbre de Georges Mérillon2, prise le 29 janvier 1990 au Kosovo autour du corps d’un jeune homme, Nasimi Elshani, tué par la police serbe lors d’une manifestation pour l’indépendance du Kosovo. Cette « image de l’inexorable douleur »3 d’une mère est devenue par la suite la Pietà du Kosovo, avec une référence donc directe à l’iconographie chrétienne, alors que la réalité qu’elle documente renvoie à une tragédie qui advient en monde musulman.
Sur l’image, la référence à un lieu géographique spécifique et à un temps très précis de l’histoire paraît évidente. Et néanmoins, tout en documentant un événement historique précis dans un lieu clairement défini, au Kosovo en janvier 1990, c’est-à-dire neuf ans avant le début effectif de la guerre proprement dite, cette image « recueille toute une stratification de formes issues d’autres temps et d’autres lieux. » (GDH, 2007) (« les images impliquent une durée qui va bien au-delà du temps qu’elles représentent ou qu’elles documentent », écrit Georges Didi-Huberman) (GDH, 2005). Lorsque des affects intenses tels que la douleur psychique sont présents, les gestes qui font apparition pour les mettre en forme et les manifester sont très anciens et très profonds, ils traversent souvent les lieux et les cultures. Ce qui se met en forme de l’humain, ce qui se met alors en mouvement dépasse l’endroit et l’époque auxquels il appartient. L’image intense qui en résulte a dès lors quelque chose de transhistorique.
D’un point de vue historique et politique, l’image de Mérillon annonce certes la catastrophe d’une guerre à venir. « Mais – ajoute encore l’historien de l’art Georges Didi-Huberman – elle porte aussi en elle tout un tas de références mémorielles qui s’entrechoquent en elle et entre elles, la constituent et mettent en crise la représentation qu’elle nous offre : référence à – l’histoire du photojournalisme, bien sûr (les pleureuses de Capa en Italie, de Don McCullin au Vietnam, etc.) ; référence à l’histoire de l’art occidental (les Pietàs baroques, renaissantes, médiévales) ; référence à une dimension anthropologique qui dépasse de loin le seul cadre de la religion chrétienne (lamentations musulmanes, leur lien avec tout ce qui se pratique dans le bassin méditerranéen depuis l’Antiquité tragique jusqu’aux mystères byzantins, orthodoxes, catholiques). Bref, chaque image est à penser comme un montage de lieux et de temps différents, voire contradictoires. (…) Le montage intrinsèque à tout événement pourrait être, du point de vue historique, nommé une anachronie ou une hétérochronie. (…) Devant une image, il ne faut pas seulement se demander quelle histoire elle documente et de quelle histoire elle est contemporaine, mais aussi : quelle mémoire elle sédimente, de quel refoulé elle est le retour. » (GDH, 2007).
Je tenterai de résumer ici ce que je considère essentiel pour mon propos dans cette « stratification de formes issues d’autres temps et d’autres lieux » et cette approche de l’image en tant que « montage de lieux et de temps différents », (je souligne ici les mots stratification et montage), en faisant appel à deux propositions que je soumets au lecteur :
- ce n’est pas parce qu’une œuvre d’art est contemporaine qu’elle appartient à un seul temps, et
- ce n’est parce qu’une œuvre d’art plonge ses racines dans un lieu très précis qu’elle n’est pas universelle. (« Chaque lieu singulier, si clos soit-il, appelle la mémoire de tous les autres », écrit Georges Didi-Huberman dans ses Essais sur l’apparition.4)
En d’autres mots, les images impliquent une durée et une portée qui vont bien au-delà du temps et de l’espace qu’elles représentent ou qu’elles documentent. Comme si l’ancrage très fort de l’œuvre dans ses « environnements » pouvait en assurer en quelque sorte son universalité. J’irai jusqu’à proposer que plus l’enracinement est fort dans les environnements d’une œuvre (qu’elle soit visuelle, littéraire ou autre), plus cette œuvre accède à l’universalité. Ainsi, par exemple, il est possible qu’un livre comme Cent ans de solitude ait pu atteindre une dimension universelle, parce que son point de vue ne sort jamais de Macondo.
Je souhaite souligner de même que, dans la Veillée funèbre de Georges Mérillon, l’extrême douleur de la mère et les lamentations des femmes qui l’entourent – avec leur dimension transhistorique et universelle – se réunissent autour d’un corps mort. Le disparu est présent. Extraordinairement présent. Et il est mort. Indéniable et irréversiblement mort.
Parmi les très nombreuses acceptions de la « Disparition », il est possible de distinguer à très grands traits dans les dictionnaires deux grands groupes :
- la disparition peut être entrevue comme définitive et irréversible. Dans cette acception, disparaître revient à cesser d’exister et mourir. L’illustration que je viens d’évoquer s’y réfère. Mais,
- la disparition peut être envisagée, également, comme temporaire et réversible. L’acception de disparaître peut se centrer alors sur la perception, par exemple, et revient à cesser d’être visible ou à cesser d’être audible. En principe, une nouvelle apparition reste toujours possible.
Bien entendu, dans la vie de l’âme, dans la vie psychique, les choses sont beaucoup plus complexes que dans le monde des définitions lexicales.
Ainsi, la disparition qui revient à cesser d’exister et mourir, celle qui peut être entrevue comme définitive et irréversible, donne lieu dans des conditions ordinaires à un vécu de perte, auquel s’ensuit la mise en place d’un long et complexe travail de deuil ou de son échec, d’« une mélancolie au lieu du deuil », « en raison d’une prédisposition morbide », comme nous a indiqué Freud5.
La disparition qui revient à cesser d’être visible ou audible, quant à elle, celle qui est vécue comme temporaire et réversible, peut donner lieu à tout un travail de symbolisation et d’élaboration d’une autre nature, un travail de représentation d’une très grande complexité et d’une extrême finesse, dont le jeu de la bobine dans Au-delà du principe de plaisir en serait une bonne illustration. La mère, avec sa présence aimante, a assuré à son enfant un sentiment de continuité d’existence. L’enfant met en jeu l’alternance apparition-disparition, réapparition. La disparition est ici suivie d’une apparition et d’ailleurs, comme l’a montré René Roussillon, elle n’est pas pure disparition, mais « disparition convenue au sein du jeu, et suivant une convention « sensorielle ». En témoigne principalement que si l’œil feint d’ignorer la présence de l’objet, la main par contre « sait » que la bobine est toujours présente, au bout de la ficelle que l’enfant tient. Grâce à ce dispositif sensoriel articulé, l’objet est à la fois présent (dans la main) et absent de la vision. Absent au-dehors et présent au-« dedans ».6. Mais la disparition, initialement appréhendée comme temporaire et réversible, peut également donner lieu à des catastrophes. Ainsi, dans La localisation de l’expérience culturelle, Winnicott formule l’idée d’un seuil de retour possible de la mère qui s’absente sans que le bébé en subisse d’altération. Mais au-delà de cette limite, « le retour de la mère ne répare (plus) l’altération de l’état du bébé.7 » (p.135). La continuité d’existence du bébé est désormais rompue et les défenses vont s’organiser pour éviter la répétition d’une « angoisse impensable ». Il y a des disparitions qui, même suivies d’une réapparition, ne pourront plus réinstaller un rythme ou un battement qui assurent la continuité d’exister. Un seuil critique a été dépassé. Afin d’apporter de nouveaux éléments8 à ce très vaste territoire de la disparition, je vous propose d’introduire un autre type de disparition qui, par rapport au premier, ne peut pas s’assumer en tant que perte et, par rapport au deuxième, interdit toute possibilité de travail psychique.
Dans les acceptions très générales du verbe disparaître, nous savions qu’il était possible de subir les disparitions et aussi de les produire activement. On peut faire disparaître quelque chose et même quelqu’un. Le tuer. Il est possible de supprimer, d’effacer, d’éliminer l’autre. Et de telles actions peuvent se réaliser autant dans le monde de la réalité matérielle que dans celui de la réalité psychique, par une attaque violente ou par la violence plus silencieuse et parfois plus meurtrière du désinvestissement.
Mais l’histoire de certains pays, en particulier en Amérique Latine, nous a appris que disparaître pouvait devenir un verbe transitif direct : on disparaît quelqu’un, un tel disparaît tel autre. Je fais ici référence à la réalité effrayante des disparus, dans ses très diverses formes. Lorsque des être proches sont disparus dans le sens donné ici au mot « disparaître », l’une des plus grandes sources de douleur est celle de l’absence de toute trace : il n’y a aucune trace d’accusation, aucun registre d’avoir été arrêté, aucune admission dans un service d’urgences, personne ne revendique l’enlèvement du disparu, aucun corps n’est trouvé. Rien.
La mort peut être objet de deuil, la disparition à laquelle je me réfère ici laisse un blanc insupportable et non susceptible d’élaboration.
Ces disparus ne sont ni vivants, ni morts. On les a perdus de vue. Ils ne sont plus visibles. Ils sont (ou se sont) égarés. Ils ne sont nulle part, tout en étant partout. Ils pourraient revenir n’importe quand, ou ne retourner jamais plus. Il n’y a pas de corps, ni de sépulture, ni de tombe, ni un lieu susceptible d’être imaginé dans lequel ils pourraient vivre. Ce sont des fantômes errants, vagabonds. Et la possibilité même d’un retour potentiel bloque tout travail psychique qui pourrait nous conduire à assumer l’une ou l’autre parmi les deux options, avec toutes ses conséquences. Avec les disparus, nous sommes confrontés à une présence en négatif, qui ne réussit pas à être assumée dans sa dimension de perte, ni à être vécue non plus comme définitivement absente.
Tentons de penser, ne fut-ce qu’un instant, au disparu qui n’est pas en voie de réapparaître et qui n’est pas non plus véritablement un objet déjà perdu. Essayons maintenant de penser ce que c’est que de vivre des années durant dans un supplice qui ne semble jamais prendre de fin et qui reste accroché à l’attente d’une réponse qui devrait venir de l’extérieur et qui n’advient jamais. Cette impossibilité de se représenter le traumatisme en cours et l’éprouvé lié à ces situations extrêmes n’est pas sans évoquer cet état traumatique originaire que D. W. Winnicott9, a conceptualisé en tant qu’« agonies primitives » et dont René Roussillon a prolongé l’étude en les appréhendant comme expériences archaïques d’angoisse extrême, sans fin, sans limites et sans échappatoire possible10. Des modification plus ou moins brutales et durables de l’environnement seraient à l’origine de« vécus qui surviennent et désorientent complètement l’humanité du sujet »11. Bien que la question dépasse de loin les limites de cette intervention, je tiens ici à souligner qu’il reste essentiel, d’un point de vue métapsychologique, de bien distinguer les problématiques qui se situent du côté de la perte et du deuil de celles qui se situent du côté de la disparition. Un auteur comme Pierre Fédida s’y est consacré. Ainsi, « du côté de la perte et du deuil, on a encore des objets, on a encore la possibilité de concevoir un objet. Du côté de la disparition, on est dans l’inconnu du devenir de soi et de l’objet. On sait que, pour bien des personnes qui souffrent de n’avoir pu identifier la mort de leur proche (je pense aux pays d’Amérique du Sud sous les dictatures), la disparition n’est pas un vain mot puisqu’on ne peut pas faire le deuil d’un disparu »12.
Sans oublier ce qui a été dit des aspects transhistoriques et universels ou « transgéographiques » de l’œuvre d’art, j’évoquerai dans ce qui suit trois artistes dont les environnements sont déterminants dans la création d’œuvres qui approchent le territoire de la disparition.
Dans sa recherche des traces des disparus13 tout au long des années 80, l’artiste Doris Salcedo a rencontré de très nombreuses familles et de proches de personnes disparues. La même crainte, la même paralysie, la même attente interminable. La peur de les évoquer et la même terreur de les oublier. Elle a eu l’impression que lorsque les proches cessaient d’en parler, la mémoire se logeait souvent dans les corps et dans les objets qui avaient été en contact avec ces corps et qui devenaient parfois de véritables reliques. De nombreuses familles lui en ont fait don. Des chaussures, très souvent, en particulier lorsque les disparues étaient des femmes. Les chaussures semblent porter l’empreinte du corps plus que tout autre vêtement et peut-être conservent-ils la mémoire ou l’ébauche possible d’un chemin parcouru et dont on ne sait rien, dont on ignore tout. Les marques du corps, les traces des pas vers… vers quoi aujuste ?
L’œuvre Atrabiliarios14 du début des années 90 est faite d’une série de niches, cases ou caveaux, ouverts dans le mur en plâtre. Dans chaque niche, une chaussure ou une paire. Chaque case est fermée par une membrane de tissu animal semi-translucide, tendue, fixée au mur avec des points de suture chirurgicale. Les boîtes vides, également faites en tissu animal, sont placées à côté, par terre, en attente sûrement d’être remplies de traces d’autres disparus.15
En 2008, Doris Salcedo a été l’artiste invitée à intervenir au Turbine Hall de la Tate Modern Gallery à Londres, lieu emblématique de l’art contemporain.16
Dans le Projet pour un mémorial, 2005, d’Oscar Muñoz17, la main de l’artiste tente de dessiner en vain les visages de cinq personnes disparues, sur cinq écrans différents, « mais le médium utilisée (l’eau) et le support (une dalle de pierre en plein soleil) empêchent que cette simple tâche puisse aboutir. Alors que le pinceau est parvenu à dessiner une partie de ce portrait éphémère, le reste s’est déjà évaporé ; pourtant, la main continue, inlassablement son processus incessant, motivée semble-t-il par une farouche ténacité. »18.
Le geste par lequel l’évocation du disparu est réalisée, ne se termine jamais et ne laisse aucune trace. Tout est à reprendre, à chaque fois.
Oscar Muñoz, qui a beaucoup travaillé sur le mythe de Narcisse, reprend ici cette référence à une identité qui ne parvient pas à être atteinte de manière stable. Toujours à refaire, toujours à construire. Tel Sisyphe et sa tâche éternelle, dont les efforts pour atteindre son but resteront vains. J’ai proposé dans un autre contexte, de tenter d’imaginer et de construire le mythe de « Narcisyphe » pour souligner un tel aspect. 19 Le Musée Jeu de Paume à Paris a consacré une exposition à l’œuvre d’Oscar Muñoz en 2014, intitulée Protographies.20
L’artiste Juan Fernando Herrán, avec son œuvre Campo Santo21, nous apporte des éléments importants en lien avec la mémoire des disparus.
Sur un site de très difficile accès et relativement proche de Bogotá, nommée l’Alto de las cruces, par un geste réitératif avec des matériaux trouvés sur place, aussi anonyme qu’humble et fragile, quelqu’un se résiste à oublier. On y trouve des croix, quelques fois évidentes, manifestes, d’autres cachées, occultes, camouflées, fondues dans l’entourage, visibles seulement pour l’œil sensible à la douleur qu’elles commémorent. La réponse de l’artiste à une expérience semblable est de la transmettre à son tour, sans la trahir, mais avec la transformation que suppose son œuvre. Une manière de s’unir à celui, celles ou ceux qui luttent contre l’oubli, tout en respectant, en même temps, la digne mesure qu’il y a dans la commémoration que nous imaginons se réaliser chaque jour, au milieu de la solitude et de la sobriété les plus absolues.22
En accueillant, ramassant et élaborant la douleur inhérente à l’expérience qui accompagne ses visites à l’Alto de las cruces, l’artiste nous offre la possibilité d’accueillir, de ramasser et d’élaborer la douleur que comporte notre propre expérience.
Les mots Campo Santo choisis par l’artiste pour donner un nom à son œuvre, enferment une ambigüité que je voudrais souligner et je mettrais en lien avec les différences entre disparition et perte. Dans leur sens premier, ils désignent le cimetière que l’Alto de las cruces n’est évidemment pas. On dit, aussi, que l’on déclare un lieu campo santo, lorsqu’après une tragédie de dimensions cataclysmiques il n’est point possible de localiser, de récupérer, ni d’individualiser les corps pour leur donner sépulture. Ce qui est ici représenté ne correspond pas, non plus, à cette deuxième acception. Il ne s’agit non plus d’un temple, lieu de pèlerinage, là où seraient conservées des reliques dignes d’adoration et de souvenir. Campo Sant o semble plutôt correspondre à la désignation d’un espace sacré de la mémoire ou d’un sanctuaire.
Les croix, ici, à la différence de ce qui a lieu dans un cimetière, ne désignent pas la présence d’un corps mort. Nous ignorons de même où se trouve la fosse éventuelle ou la tombe qu’elles évoqueraient en tant que signe plus distant. Ce rituel contre l’oubli évoque, en conséquence, sa dimension manquée ou tout au moins incomplète et arrêtée dans le temps. Certes il s’agit, comme il a été déjà dit, d’une lutte contre l’oubli et c’est en cela que réside ce qu’il y a d’émouvant dans leur fonction. Mais la disparition qui se commémore de cette manière se pérennise dans le geste même de la commémorer. La croix ne marque pas ici le territoire de ce qui est définitivement perdu. La croix désigne ce qui n’est pas là en-dessous d’elle et qui peut-être n’est déjà plus nulle part, tout en étant à la fois partout, car disparu. Elle assume sa place et, en l’incarnant, la croix signale ce qui à présent ne se trouve plus qu’en elle. Ce qui n’est pas présent ne cesse ainsi de se rendre présent. Ce qui est disparu s’arrête sans remède et se fige dans un départ immobile, éternel, qui renaît une et mille fois, à chaque mise en scène. Ainsi, ce qui est disparu ne finit pas de se disparaître.
La résistance contre l’oubli est une partie essentielle d’une vie qui fait face à la mort. Les proches des disparus peuvent en témoigner. Mais doit arriver le moment où le sanctuaire inviolable pourra être visité voire fréquenté dans la réalité psychique pour le quitter et l’abandonner, lorsqu’il aura été possible d’absenter enfin ce qui ne reviendra jamais. C’est là que se situe le caractère trompeur de la remémoration et de la commémoration. Si l’oubli va très souvent de pair avec l’évitement de la douleur et l’ingratitude pour l’objet, il est également vrai que la persistance et la ténacité non susceptibles de transformation d’un souvenir se situent plus sur la rive du déni de la mort et aussi de la propre vie. Il y a quelque chose de terrible dans la répétition qui se répète elle même. La fidélité extrême vis-à-vis de l’objet disparu peut occulter l’immolation de soi par le gel, en lui offrant un refuge glacé et fait de silence. Tout reste alors comme au premier jour. Dans son éternel rituel d’évocation, le soi se sacrifie sur l’autel d’un objet qui ne cesse de mourir 23.
Il y a un oubli qui vit du côté de la mort. Sans aucun doute. Mais la même chose pourrait être dite de certaines formes de la mémoire. Elles sont là pour empêcher la résurgence de la vie. En d’autres mots, il existe un oubli qui se situe du côté de la vie. Le deuil, tout compte fait, suppose la possibilité de rendre enfin absent ce qui en disparaissant se voit tout d’abord doué d’une présence massive, pour pouvoir être ensuite – après un travail très ardu – être enfin perdu et donc susceptible d’oubli. Non pour qu’il n’existe pas ou pour qu’il n’existe plus, mais pour le remémorer enfin, d’une autre manière. Absent. Pour qu’il existe en tant que souvenir susceptible d’évocation et d’oubli et non en tant que présence gelée et immobile. À la présentation de la mort suit alors la possibilité de sa re-présentation. Se souvenir du disparu, maintenant irrémédiablement perdu, pour l’oublier. L’oublier pour se le rappeler ou pour s’en souvenir. S’en souvenir pour le laisser partir. L’oublier pour le retrouver et l’amener finalement avec soi, en soi.
Reste à savoir comment passer de la disparition à la perte, et donc, à la possibilité du deuil. Il y a là tout un territoire de travail fécond, une réflexion à poursuivre du côté de la disparition et la perte dans leurs rapports avec la mélancolie et le deuil. Des contrées à explorer avec nos patients, en nous appuyant souvent sur le travail des artistes et des écrivains dont les environnements connaissent de telles situations extrêmes et qui parviennent avec leurs créations à atteindre l’universel. Comme le soulignait Fédida dans le texte déjà cité, « la place de la mélancolie est centrale dans la psychanalyse. Peut-être la mélancolie est-elle différente du deuil par ce qu’elle comporte d’expérience de la disparition »24.
Le Prix Piktet a été attribué à Juan Fernando Herrán en 201525.
Dans l’invention des traces des disparus, il y aura toujours quelque chose de l’ordre à la fois de l’irréalisable et de l’indispensable, de l’impossible et de l’obligatoire. Un travail qui requiert de ténacité et de persévérance, d’évocation, de commémoration et aussi de possibilité d’oubli. Une invention qui suppose de se pencher toujours sur la question de l’identité : il est des êtres qui vivent sous la menace de la disparition, la disparition de l’autre et la disparition de soi.
Il est souvent insisté sur l’importance de la mise en mots des situations extrêmes, mais il importe de tenter de capturer tout d’abord une image qui puisse donner forme à l’informe. En reprenant la fin de ce texte extraordinaire que Samuel Beckett a écrit en 1949 et qui porte pour titre L’innommabl e26, Georges Didi-Huberman27, dans un écrit pour le peintre Gerhard Richter et ses « tableaux vides » en « attente d’images » d’autres disparus, propose d’insérer le mot images, là où Beckett écrivait mots, et le verbe peindre, là où il écrivait dire. En voici le résultat :
« (…) ce sont des images, il n’y a que ça, il faut continuer, c’est tout ce que je sais, elles vont s’arrêter, je connais ça, je les sens qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment, ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n’a pas duré, qui dure toujours, ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut peindre des images, tant qu’il y en a, il faut les peindre, jusqu’à ce qu’elles me trouvent, jusqu’à ce qu’elles me peignent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, elles m’ont peut-être déjà peint, elles m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait, si elle s’ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. ».
Notes
- L. Andreas-Salomé (1931) Lettre ouverte à Freud. Éditions du Seuil (Points), p118.
- http://www.georgesmerillon.com/-/galleries/galerie-page-daccueil/-/medias/eba061e6-4d81-4918-9cc6-e47344c487c7-kosovo-veillee-funebre-de-nasimi-elshani
- Ce passage autour de la photographie de Georges Mérillon reprend les idées principales et par moments les mots (mis entre guillemets) de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman dans deux textes : Didi-Huberman G. (2005) Construire la durée.http://www.pascalconvert.fr/histoire/lamento/lamento-didi-huberman.html et Didi-Huberman G. (2007) La condition des images. Entretien avec Frédéric Lambert et François Niney.
http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/28239/2007_19_06.pdf?sequence=1. Dans le texte, ces références apparaissent respectivement comme GDH, 2005 et GDH, 2007. - G. Didi-Huberman (1998) « Le lieu malgré tout ». In : Phasmes. Essais sur l’apparition, 1. Editions de Minuit. Paris, p.237.
- S. Freud (1917 [1915]) « Deuil et Mélancolie », Œuvres complètes. Psychanalyse, OCF, XIII, Paris, PUF, 2005.
- Roussillon R. (2001) Paradoxes et situations limites de la psychanalyse. Paris, PUF.
- D.W. Winnicott (1971) Jeu et Réalité. L’espace potentiel. Paris, Gallimard, 1975.
- Je reprends et développe ici une des idées proposées dans le chapitre d’un livre consacré à l’artiste Juan Fernando Herrán : A. Rojas-Urrego (2009) El Campo Santo de Juan Fernando Herrán : ¿Lucha contra el olvido o imposibilidad del duelo ? In : « Campo Santo. Bogotá, Especial Impresores ».
- D.W. Winnicott. « Fear of Breakdown ». Int. Rev. Psychoanal. 1, 1973 (trad.franç. « La crainte de l’effondrement ». In : La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Paris, Gallimard, 2000).
- R. Roussillon (1999) Agonie, clivage et symbolisation. Paris, PUF.
- P. Fédida (2007) « Humain / Déshumain. L’oubli, l’effacement des traces, l’éradication subjective, la disparition ». In : P. Fédida et al. (2007)
Humain / Déshumain : Paris, PUF, Petite Bibliothèque de Psychanalyse (pp.14-15). Je remercie Vincent Estellon de m’avoir donné la possibilité d’accéder à ce texte dans le cadre des discussions du Colloque. - ibid. pp.14-15.
- Voir à ce propos : Doris Salcedo. (2000) Survey by Nancy Princenthal, Interview by Carlos Basualdo, Focus by Andreas Huyssen, Artist’s Choice by Paul Celan and Emmanuel Levinas, Writings by Doris Salcedo. Phaidon Press. – Cantos/Cuentos Colombianos. Arte Colombiano Contemporáneo/Contemporary Colombian Art. (2004) Edited by Hans-Michael Herzog, Texts by Fernán E. Gonzalez, Plinio Apuleyo Mendoza, Alfredo Molano, William Ospina. Daros Exhibition.
– A. Rojas-Urrego et al. (2011) Shibboleth de Doris Salcedo. Reflexoes sobre representaçao do negativo. Revista Brasileira de Psicanálise. Vol.45, No. 1, 2011, 89-94. - http://www3.mcachicago.org/2015/salcedo/works/atrabiliarios/http://www.moma.org/collection/works/134303?locale=enhttp://www.artgallery.nsw.gov.au/collection/works/372.1997.a-o/
- http://www.academia.edu/7596690/Memory_and_Melancholia_On_Atrabiliarios_by_Doris_Salcedo
- http://www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/exhibition/unilever-series-doris-salcedo-shibboleth
- http://universes-in-universe.org/eng/magazine/articles/2008/oscar_munoz/photos/03http://secca.org/exhibition/oscar-munoz-imprints-fora-fleeting-memorial/http://artscenecal.com/ArticlesFile/Archive/Articles2005/Articles1105/OMunozA.html
- O. Muñoz, J. Roca et al. (2014). Protographies. Paris, Filigranes Editions
- A. Rojas-Urrego (2008) « A la recherche du temps perdu. A propos de l’amour en soi », dans Marelle de Julio Cortázar. Conférence. Colloque Babylone. Paris, Décembre.
- http://www.jeudepaume.org/?page=article&idArt=2011 Un catalogue a été publié à cette occasion : O. Muñoz, J. Roca et al. (2014) Op. Cit.
- http://www.arte-sur.org/artists/juan-fernandoherran/
- J. F. Herrán (2009). Campo Santo. Bogotá, Especial Impresores.
- André Green (1980). « La mère morte ». In : Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, Éditions de Minuit, 1983.
- P. Fédida (2007). Op. Cit. (p. 15).
- http://www.prixpictet.com/portfolios/consumptionshortlist/juan-fernando-herran/bio/
- S. Beckett, L’Innommable (1949), Paris, Éditions de Minuit, 1953, p. 212-213.
- G. Didi-Huberman (2014). « Sortir du plan ». In : Gerhard Richter Tableaux Séries. Beyeler Museum AG, Riehen/Bâle, 2014.