« L’analyste ne se contente pas d’un succès de suggestion, mais recherche l’origine et la justification du transfert. »1.
« Le transfert c’est notre croix »2.
Le transfert est avant tout un processus, le mot, glissant, aérien, presque caressant, le fait sentir. Le transfert est un transport et un rêve, une syncope et une stase, un collapsus aspirateur et libérateur, une illumination et une hallucination, par lesquels les mouvements inconscients appartenant à un vieux fonds émotionnel lié à des états psychiques antérieurs, et attachés à une imago parentale ou ancestrale, (« cette nouvelle marée des mêmes passions »3) se trouvent réanimés et agis par la présence en personne de l’analyste.
Ces mouvements déplacés par le patient, moins sur la personne de l’analyste (le patient fait se réincarner dans son analyse un personnage du passé – le transfert est donc répétition, compulsion à reproduire) que sur le lieu où cette rencontre à l’heur d’être. Tant il est vrai que lorsqu’on dit « la Mère, c’est à la Maison » de l’enfance que l’on pense : « Home is where we start from » rappelait D. Winnicott.
Le transfert est désir et fantasme, et comme l’amour ou l’inspiration, il se pose là où il peut et là où ça lui est nécessaire, plus qu’il ne choisit ou élit le lieu de son alunissage. Le thérapeute est investi comme un personnage (avant que comme une personne) et non comme une fonction (complexe quant au médecin). Aussi, le médecin suffisamment bienveillant devrait-il investir le personnage et la personne qu’est son patient – un semblable autre-dissemblable, plutôt que le « malade mental » qui se présente à lui.
Le transfert préexiste aux objets que l’on va investir et qui s’avancent vers nous, et pourront devenir source d’aliénation en fonction de leurs natures ou qualités comme de l’intensité de la quête, de la massivité et de la brutalité du besoin que nous en avons. Comme il est vrai que nous sommes toujours plus ou moins préparés à tomber amoureux, est comme notre dépendance affective primaire parfois se pose sur un objet immatériel que nous avons l’illusion de pouvoir sèchement contrôler avant que de s’apercevoir que nous nous noyons dans un paradis artificiel où nous retrouvons notre dépendance primitive. Tout dépendra donc de la rencontre, et de notre disposition narcissique à accepter de cesser de rester attaché à notre égoïsme sécurisant pour risquer de tomber amoureux (et féconder par cet amour) plutôt que de tomber malade.
On pourrait dire que ces mouvements inconscients s’inscrivent sur une surface tendue dans l’analyse, qu’ils y deviennent intelligibles et lisibles après tout un temps de gestion et digestion, de métabolisation et d’élaboration, tant au départ le lieu du transfert est une zone frontière, entre réalité externe et réalité interne, ouverte dans un no man’s land et un hors-temps, pointillé de zones d’identification et de projections, donc de confusion avec l’analyste, avant que de dessiner une zone transitionnelle d’échanges couplant introjection et projection d’affects et de représentations, se liant, s’épousant, s’opposant, s’agriffant, s’ajustant, dialectisant de nouvelles fiançailles ou de nouvelles ruptures.
Liaisons et déliaisons, nouages, étranglements, et dénouements qui nous rendent si forts et si vulnérables. Et c’est ainsi que la cure progresse.
Lucien Israël en propose une métaphore parlante :
« On découvre celui ou celle en qui on va déposer quelque chose (…) c’est le fantasme inconscient qui est là à l’œuvre comme l’aimant qui fait se promener la limaille de fer sur un bout de carton, le fantasme inconscient choisit le réceptacle précieux dans lequel il va déposer son bien le plus précieux.4 ».
Laurence Kahn5 évoque joliment « des déplacements de l’accent psychique, constamment à l’œuvre dans le déguisement du refoulé (…) de nouvelles éditions », des « copies d’états psychiques qui doivent être réveillées ».
Chantal Ackerman (A Couch in New York) nous en proposait une belle image : Juliette Binoche s’allonge sur le divan d’un analyste new-yorkais avec qui elle vient d’effectuer un échange d’appartement, et instantanément une image bunuélienne, mobile et plastique d’elle-même s’extirpe de son corps pour glisser, après un sublime salto arrière, jusqu’au fauteuil accueillant du thérapeute. Quasiment sur ses genoux.
« Inscrites sur une feuille à part où ne doit se trouver nul autre écrit », telles sont ces « choses de l’amour » décrites par Freud6, et qu’apporte le « profane bien élevé » au psychanalyste, à la psychanalyse, à la rencontre psychanalytique, à son encontre et à son entour. L’adresse d’une lettre d’amour en souffrance laissée trop longtemps en poste restante.
Dans leur résistance à devenir conscientes, dans leur démesure, ces « choses de l’amour » se maintiennent à l’écart, comme la seule inscription d’une feuille vierge gardée secrète, elles sont la marque d’un inavouable fond intraduisible qui sera la vie même, l’élan et le mouvement vital de cette rencontre et en même temps le lieu de sa captation.
Le transfert retient, détient, arrête, et en retardant, il ouvre un temps qui est celui de l’œuvre de l’analyse, et de la réserve de la théorie analytique, ce qui fait que comme les choses de l’amour, on n’en parle pas comme ça. Ça doit rester entre nous !
Le transfert comme œuvre de substitution atténuée certes… mais non de simulation, un soulagement qui7.
Toujours amoureux le transfert ? Le thérapeute est parfois sommé d’accepter d’endosser l’image projetée sur lui par le processus archaïque sauvage et violent qu’est le transfert, et il arrive que le transfert prenne momentanément la forme d’une image parentale, qui puisse être bien sûr perfidement inversée…Ce qui annonce un temps d’analyse loin de tout repos avant l’avènement d’une lune de miel. N’oublions pas que la flèche d’Éros est double, d’or et de plomb, et que la rencontre est ainsi un terrain de lutte où seront portés tous les coups, ce qui relève de l’expression du désir comme que de ce qui se braque, ou se dérobe, maintenant la résistance silencieuse du désir inavouable, et son adresse mutique, ou agie en tant que haine (l’hainamoration de Lacan), dans tous les cas son transfert sur l’objet fantasmatique de la personne du médecin.
Toutes les forces qui luttent les unes contre les autres sont ainsi rassemblées dans ce seul rapport, souligne Freud qui rappelle aux deux protagonistes de l’aventure que « la psychanalyse n’est pas un moyen de se faire aimer ». C’est ainsi que si certains transferts ne sont que de simples rééditions stéréotypées, des ré-impressions, d’autres sont des « éditions revues, augmentées et corrigées », notes de bas de page et citations comprises, glossaire et bibliographie révisés. Le mieux dans les nouvelles éditions étant ainsi moins un surplus de savoir, qu’un dégraissage de tout ce qui était la marque du faux-self et des défenses.
Le dormeur, comme l’amoureux, croit à l’actualité de ses émois inconscients qui « cherchent à se reproduire suivant le mépris du temps et la faculté d’hallucination propre à l’inconscient8 », aussi seul que le rêveur, le patient ne peut que s’adresser, et adresser la solitude de son rêve, à son psychanalyste. Le transfert serait ainsi comme « une seconde vie » qui sous une autre forme continue l’œuvre de l’existence. Nerval le dit du rêve : « nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes9 ».
Le transfert, qu’il faut entendre dans la continuité du rêve, est aussi transfert d’âme dans la mesure où il traduit tout un fond passionnel en images, au sens fort d’imagines. « L’ouverture de l’image, c’est le processus transférentiel lui-même » dit Pierre Fédida, et cette ouverture serait celle d’une capacité traductive et imaginative, comme celle du rêve, traduisant – traductio, à partir du passé ce qui s’imagine au présent – translatio. Le souvenir d’un évènement est toujours une fiction objectivement fausse, tandis que le rêve de cet évènement en est une interprétation subjectivement vraie. « Eveillé, on peut se tromper soi même, mais le rêve donne la bonne mesure du degré où on l’on est parvenu »10.
Il n’y a pas de métalangage du transfert seulement son inscription comme œuvre de l’analyse. « Gestes, visages, voix… toutes apparences singulières d’une présence », tels sont les matériaux psychiques, évoqués par Pierre Fédida11, qui seront réanimés par la présence en personne de l’analyste ; prélevés sur son corps ; accordés au rêve dans le transfert, ils défilent comme un cortège d’images, se transmettant au point vif de l’attention analytique.
Inscrites sur une feuille à part, les choses de l’amour sont vouées au transfert, car dans leur qualité de contre-poison à l’ennui ou à la douleur psychique ou encore de contre-absence elles ne peuvent s’épuiser. Ainsi, et c’est là le point fondamental, l’analysant peut re-jouer avec l’objet du transfert, ce qui eut lieu d’être mais aussi enfin jouer (fantasmer d’abord, puis imaginer) ce qui n’a jamais eu lieu d’être, ce qui ne pouvait plus avoir lieu d’être. Et d’ainsi penser et élaborer, il peut choisir de prendre une contre-allée ou de sécréter lui-même son chemin sous ses pas en avançant plutôt qu’en reculant et ainsi cesser de répéter de faux dénouements qui ne sont qu’autant de retours à zéro et de s’engager puis de se dégager (l’échappée belle) d’un circuit d’impasse que générait l’attachement aux objets infantiles.
Enfin le cadre de la cure offre via le transfert une occasion unique à l’analysant de se révéler à lui-même. L’analyste-miroir qui sait (selon le fantasme dont il témoigne) la fragilité de son patient, n’abuse pas de cet extravagant pouvoir. C’est cette bienveillance qui est le moteur essentiel de la cure.
Notes
- Sigmund Freud, Lettre au Pasteur Pfister, 25 nov. 1928.
- Sigmund Freud, Œuvres complètes : XI. 1914 ; le cas Dora ; Fragments d’une analyse d’hystérie. (1905) Paris, PUF, pp 48. 2010.
- Freud, 1906.
- Lucien Israël (1999), Marguerite Duras : Détruire dit-elle. Coll. Arcanes Eres. Coll. Hypothèses.
- Laurence Kahn (2004) Sigmund Freud. Vol 2 : 1897-1904. PUF.
- S. Freud (1915), Observations sur l’amour de transfert.
- Expression de Pierre Fédida.
- Ainsi le dit Freud dans La dynamique du transfert (1912) ; Œuvres complètes : XI.
- Gérard de Nerval (19874), Aurelia in Les filles du feu. Coll. Folio. Gallimard.
- Tolstoï : Notes posthumes de Fiodor Kouzmitch.
- P. Fédida : “Le corps du vide” in Incarner, Pages/Paysages n° 9, 02/03, pp. 78-83.