« Je me soulève à demi, convaincu, humain, énergique,
et je vais méditer d’écrire ces vers ou je dis le contraire.
J’allume une cigarette en méditant de les écrire
Et je savoure dans la cigarette une libération de toutes les pensées.
Je suis la fumée comme un itinéraire autonome,
et je goûte en un moment sensible et compétent
la libération en moi de tout le spéculatif
et la conscience de ce que la métaphysique est l’effet d’un malaise passager.
Ensuite je me renverse sur ma chaise
et je continue à fumer
tant que le destin me l’accordera
je continuerai à fumer »1.
L’habitude est déjà une vilaine habitude avant même qu’elle ne devienne une fichue manie puis une déprimante routine dans sa sempiternelle répétition. Freud, qui a besoin d’une vingtaine de cigares par jour a très tôt remarqué que l’abus de toxiques, remplace un besoin autoérotique primitif, Onanisme qu’il appelle « la première grande addiction ». Soit pour lui, une relation orale à un objet qui enfumant le sujet, le protège d’un engagement relationnel, et l’enferme dans un plaisir solitaire. Freud n’était évidemment pas dupe de son pouvoir destructeur. Et pourtant, indispensable détonateur de son activité intellectuelle, à l’instar de la cocaïne dans sa jeunesse, ou témoignage d’une disponibilité sexuelle frustrée ou encore plus inconsciemment d’une pulsion de mort à l’œuvre, il persistait à fumer chacun de ses cigares, y compris sur la fin2, alors qu’ils agraveront son cancer, comme autant de « clous frappés sur son cercueil à venir 3 ». Il écrivit à Sándor Ferenczi durant la Première guerre mondiale combien, du fait des difficultés de ravitaillement, le tabac lui manquait et combien ce manque n’était pas compatible avec les exigences réclamées par son travail. Durant cette période, Freud en est réduit parfois à demander à ses patients de lui apporter des cigares : habitudes qui deviennent alors partagées, et créent quelques tendres complicités viriles.
De fait, Freud ne se débarrassera jamais de cette toxicomanie tandis qu’il semble avoir abandonné très tôt son activité sexuelle. Ce qui nous évoque l’incontournable Zeno, le héros d’Italo Svevo, à qui son médecin recommandait instamment, pour régler ses problèmes de santé, de stopper sa tabagie chronique et de reprendre une saine activité sexuelle et qui, sortant de chez celui-ci, tomba éperduement amoureux de la propriétaire d’un petit débit de tabac4.
« Parfois un cigare n’est rien d’autre qu’un cigare », aurait-il dit un jour. Voilà qui pose un problème technique aussi fondamental quant au système perception-représentation que le « ceci n’est pas une pipe » de René Magritte. Peignons-nous ce que l’on voit ou ce que l’on pense ? Ceci n’est certes pas une pipe, ça n’en est qu’une représentation, mais pas n’importe laquelle, celle que la mémoire affective de l’auteur dicte à sa conscience de percevoir.
Quand est-ce donc que ça n’est qu’un cigare ou une pipe ? Et quand est-ce donc que ceci n’est pas un cigare, ou n’est pas une pipe ? Le travail du psychanalyste n’est-il pas, après tout, d’invariablement considérer que le cigare est et n’est pas cigare… dans le même temps ? Tant il est vrai que « l’objet n’est jamais tout à fait objectif, il ne se donne que dans les sensations et les pensées qu’il suscite 5. ». Et que ces dernières ont le droit d’être ambivalentes voire ambigües. Si on associait alors activité solitaire et représentation, on pourrait écrire : « rien d’autre qu’un cigare », mais ajouter tout de suite après « pas même un baiser » ! Pour consoler Ferenczi se faisant rabrouer par Freud par cette injonction après que celui-ci lui ait demandé si il ne pouvait pas se rapprocher un peu plus de ses patientes. Rêver n’est pas agir, aussi est-il plus tolérable de concéder avec Freud et contre Ferenczi un écran de fumée, par-dessus la ténacité d’un érotisme oral insuffisamment rangé sous le primat du génital. Pourquoi pas !
Pour autant, d’une lettre écrite par Karl Abraham, il ressort que Freud aurait aussi concédé l’aveu que sa passion du tabac pouvait l’empêcher de mener à bonne fin la résolution de certains problèmes psychologiques6. Un pas en arrière, un pas en avant… Fort-da qui s’en va et revient, et continuer à tourner autour d’une absence omniprésente… comme une présence fantôme.
Quoi qu’il en soit, il nous plaît d’imaginer Freud derrière ses patients, attentif autant à ce qu’ils énoncent qu’aux volutes émanant de son cigare. Dans une atmosphère de surcroît saturée des senteurs dues à son fâcheux besoin et de leur mélange à d’autres parfums plus ou moins capiteux. Effets indicibles des effluves, aspects inquiétants des formes qu’elles prennent, bruits incongrus de la respiration et de la toux, impacts de l’infra-verbal et du tripal, sollicitation de l’axe hippocampique des émotions et des souvenirs… difficile dès lors de lui garder rancune des effets de son tabagisme passif. Il nous semble même voir dans cette scène une représentation du concept d’attention flottante, flottement peut-être emprunté métaphoriquement par Freud aux courbes incessamment changeantes de la fumée. Ainsi, le tabac aura pu aider Freud à filtrer son attention, lui permettant de travailler « par petites quantités » en l’empêchant de se concentrer par trop sur le dire de l’analysant, et facilitant aussi sa capacité à se représenter la plasticité du processus primaire sous-jacent à l’organisation secondaire liée au verbe.
Voilà pour ce que peut ne pas être un cigare, mais il faut bien évoquer aussi ce que funestement il demeure. Le cigare est droit et rigide7… voilà pour le positif qu’il octroie : l’objet phallique. Il est allongé aussi, comme la représentation du négatif, d’autant qu’il se négativise en disparaissant inexorablement du bout des doigts : « Et comme avec fureur jmastique je pense que si je persévère et bien jmégrirais du bout des douas 8 », disait Queneau. La Peau de chagrin d’Honoré de Balzac, Freud l’avait sous les yeux, sur sa table de chevet durant ses derniers jours, cette étrange histoire d’un addict au jeu, suicidaire, qui voulait écrire une « théorie de la volonté » et succombe au vil truc d’un vieillard faustien : « Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. ». L’addiction : une tentative désespérée de retourner en enfance au prix de sa disparition !
Max Schur9 décrira la lente agonie de Freud dont le palais et la mâchoire avaient été durant les seize dernières années de sa vie grignotés par le cancer, l’empêchant de se nourrir et de parler librement. Les interventions chirurgicales puis la prothèse ne firent rien à l’affaire, si ce n’est à accroître la douleur et à le mutiler. Les derniers jours, la douleur devenait tellement insupportable que Freud demanda à son médecin et ami l’injection fatale de morphine dont ils avaient parlé. Ce jour-là, ça n’avait plus de sens de tenter – quelle chimère !, d’arrêter d’abîmer les mots magiques des enfants dans une bouche d’adulte. Et de saisir leurs pensées derrière ces mots à l’étrange pouvoir sortilège, permettant (à cet âge) qu’un cigare ne soit justement pas un cigare : soit quand la réalité psychique dans sa dimension fantasmatique autoérotique, infantile et prégénitale, supplante la « réalité du réel génital ». Comme un cigare qui finit de se consumer, les rêves d’enfant ne se meurent que de devenir adultes.
Ce jour-là, il n’y avait plus rien à penser pour un homme qui écrivait au pasteur Oskar Pfister en 1910 : « Pour moi, vivre par l’imagination et travailler ne font qu’un ; rien d’autre ne m’amuse… Pas d’infirmité chronique, pas de paralysie de la capacité de travail due à la souffrance du corps. Mourons à la tâche, comme dit Macbeth ». La princesse mère, Marie Bonaparte, qui fit envoyer à Freud, Max Shur son médecin particulier, versa la caution de départ de Vienne à Londres à la gestapo pour lui permettre ainsi qu’à une partie de sa famille, d’échapper à une rafle, lui offrit le jour précédant son anniversaire (juin 1938) une statuette d’Athena ; déesse de la sagesse, de la stratégie militaire, des artistes et des Maîtres d’Ecole. Pour fêter ses 75 ans, elle lui offrit aussi une urne grecque datant du 4e siècle avant JC et représentant Dyonisos ; dieu du Vin et de l’ivresse, de la folie et de la démesure, du Théâtre et de la Tragédie. C’est dans celle-ci que furent déposées les cendres de Freud (1939), puis celles de Martha (1951). Elles reposaient au crématorium de Golders Green, surnommé le « crématorium des riches » à Londres. Mais au lendemain de la Saint-Sylvestre de l’année 2014, des apprentis malfaiteurs tentant de dérober cette urne, l’endommagèrent sérieusement, et essaimèrent quelques poignées des cendres mêlées à terre.
Notes
- Fernando Pessoa, Alvaro de Campos, Bureau de tabac, janvier 1928.
- Et y compris quand il se baignait.
- Expression tirée de la bouche d’Humphrey Bogart, tandis qu’il persistait, lui aussi, à aggraver son cancer du poumon.
- Italo Svevo, La Conscience de Zeno, Folio, Gallimard, 1992.
- Italo Calvino,Palomar, Le Seuil. 2000.
- C’est d’ailleurs Abraham le premier, et non Freud, qui précisera les différents stades de l’oralité : « L’influence de l’érotisme oral sur la formation du caractère », 1925.
- Particulièrement torsadé et alambiqué chez Lacan qui fumait des Culebras et plutôt « difficile à tirer » selon J. Allouch.
- Raymond Queneau, Maigrir, L’instant fatal, Gallimard, 1979.
- Max Shur, La Mort dans la vie de Freud, traduction fr, B. Bost, Gallimard, 1975, p. 24.